Il y a ceux qui ne se sont jamais servis d’un télécopieur, ignorant parfois jusqu’à son nom. Et puis il y a ceux qui l’utilisent tous les jours. Car non, que ce soit dans le milieu judiciaire, hospitalier ou dans encore beaucoup d’entreprises, le fax n’a pas encore dit son dernier mot face à l’email.
Couloirs de l’hôpital. Les pas des médecins en blouse blanche qui rejoignent le bloc, des portes des chambres qui s’ouvrent et se ferment, des aides-soignantes qui poussent les chariots qui crissent. Les bips réguliers des monitorings cardiaques, qui bercent, ou agacent. Noyé dans cet environnement sonore, dans une pièce fermée, un autre bruit vient s’ajouter ; celui de feuilles qui s’impriment, accompagné d’un grincement assez strident. Le fax est en marche. « On l’utilise tous les jours », affirme une interne. À l’heure de la chirurgie à distance et des cœurs artificiels, le télécopieur fait de la résistance, dans les hôpitaux.
Les couloirs blancs ne sont pas les seuls à conserver cette machine dont les prémices remontent à 1843 et à l’invention d’un appareil de transmission de documents écrits, via le réseau télégraphique. À l’époque, c’est un certain Alexander Bain, venu d’Écosse, qui a cette idée et qui devance Graham Bell et son téléphone de plus de trente ans. Au fil des années, sa technique est reprise et perfectionnée, et en 1907, le Français Édouard Belin dévoile son premier phototélégraphe ou téléstéréographe, qui sera même rebaptisé bélinographe. L’appareil reproduit à l’identique et à distance textes ou images : des fac-similés, ou fax. La presse, puis les météorologues, s’en emparent avant que des dérivés de cet appareil innovant n’atteignent ensuite les services de la police. Plus tard, dans les années 60, c’est le monde de l’entreprise qui adopte cet objet révolutionnaire. Et ses évolutions continuent : d’abord analogique, le télécopieur passe peu à peu à la technique du numérique, permettant une transmission plus rapide : « un scanner transforme les signes optiques en un message numérisé qui est transmis par le téléphone ». Les États-Unis deviennent vite clients, mais pas autant que les Japonais qui produiront plus de 2,9 millions de télécopieurs en 1987, contre seulement 2 000 en 1961. En France, l’emballement tarde à se produire ; pourtant en 1983, le marché atteint le million.
LE FAX, QUELQUES AVANTAGES SUR LE COURRIEL
Aujourd’hui, celui qui ressemble à un énorme téléphone – qui plus est avec un fil – criblé de boutons, d’où sortent parfois des feuilles teintées d’encre encore fraîche, apparaît pour beaucoup comme une antiquité. « LOL. Ahah » ; telle est la réponse d’une trafic manager lorsqu’on lui demande si elle envoie encore des fax. Dans ces métiers liés aux nouvelles technologies, et dans beaucoup d’autres secteurs d’ailleurs, le mail — ou courriel pour les puristes — est devenu roi. En 2013, plus de deux millions de courriers électroniques étaient envoyés dans le monde chaque seconde.
Pourtant, si le télécopieur a dans certaines entreprises gagné la déchetterie, et dans d’autres, repose, poussiéreux, au fond d’un bureau, il a gardé dans certains secteurs tout son panache et tourne à plein régime à longueur de journée. Pour passer des commandes dans de petites et moyennes entreprises, pour envoyer des avis de paiement à la banque dans les bureaux de RH, pour faire parvenir des papiers à la Sécurité sociale étudiante… Ou dans les couloirs de l’hôpital. « C’est clairement le boulot des internes d’envoyer et de recevoir les fax », confie une médecin en devenir à qui on a souvent confié cette tâche quelque peu ingrate. Ordonnances entre médecins, avis d’un confrère, bilan santé d’un patient, interventions prévues pour tel service… Les documents faxés sont multiples. L’avantage : avoir la copie conforme de la note du médecin voisin ou lointain, et profiter ainsi de ses prouesses manuscrites. Nul besoin de scanner ; il suffit de glisser la feuille dans la machine et de taper le numéro du destinataire. Pas besoin de mot de passe, à l’inverse d’une boîte mail. Résultat : rapidité et accessibilité. « Seul le personnel médical est autorisé à entrer dans la pièce où se trouve le télécopieur, rassure une externe, et tous sont tenus au secret professionnel ».
Le fax, même s’il semble avoir été doublé, n’a pas abandonné sa course avec le mail. Il gagne même parfois quelques étapes. Quand les boîtes mails des professionnels débordent, et que les messages importants se noient au milieu des spams, le bip du fax interpelle. C’est ainsi que des agences de marketing exploitent le fax à des fins promotionnelles : plutôt que de mener une campagne en bombardant les potentiels intéressés de mails, elles proposent le « fax-mailing », ou « faxing » : les publicités sont envoyées sur les télécopieurs, dont sont équipées la grande majorité des entreprises. Outre un meilleur ciblage, cette technique permet d’assurer (ou presque) d’être lu.
Mais le bip du télécopieur — s’il y en a un — s’avère aussi une bonne alarme lorsqu’il y a urgence. Clémence, qui travaille dans le service de protection juridique d’une compagnie d’assurance, préfère souvent au mail le fax de relance adressé aux avocats : « Tu mets un peu la pression ; par mail les messages sont noyés dans la masse des autres alors que le fax, c’est physique. Ils ne peuvent pas l’ignorer. Et ça marche. »
L’ENCRE COULE ENCORE, MÊME SI ELLE BAVE PARFOIS
Mais le fax n’épargne pas les bavures – et pas seulement celles d’une encre qui fût longtemps de piètre qualité. En une journée de février 2014, le télécopieur du tribunal de Bobigny est à sec. Le juge des libertés et des détentions ne recevra jamais ce fax qui concernait le principal suspect dans une affaire de meurtre. Il ne répondra donc pas dans les délais impartis, et le suspect sera relâché de la maison d’arrêt de Villepinte où il était incarcéré en l’attente de son procès. Oui, le télécopieur a ses failles, et elles ne sont pas des moindres : plus de papier, plus d’encre, un fax qui n’arrive jamais, un câble débranché, des documents à la limite du lisible… Pourtant, au fil des années, les fabricants ont tenté de remédier à ces faiblesses. « Les télécopieurs ont maintenant une mémoire de plus de 500 pages : s’il y a eu un problème lors de l’envoi, le fax s’imprimera automatiquement après », détaille Yachine Sulliman, chef produit marketing chez Brother, l’un des principaux fabricants de ce produit sur le marché. Car comme on fabrique encore des téléphones fixes, on produit encore de nouveaux modèles de télécopieurs. Et ils trouvent acquéreurs : « Toutes marques confondues, on est sur un marché qui compte 30 000 produits par an, rapporte Yachine Sulliman, mais il y a 15 ans, on était plus proches des 600 000 ».
D’irréductibles maniaques du fax résistent encore et toujours au mail, car malgré ses côtés archaïques, la télécopie rassure : une feuille part d’un côté du fil, la même ressort de l’autre côté. Les manipulations semblent difficiles durant le trajet, contrairement à un document scanné, enregistré sur un ordinateur, converti en PDF, chargé dans une pièce jointe puis envoyé par mail… Les conclusions de l’avocat envoyées depuis son cabinet à 18h15 devraient faire sonner le fax du tribunal — si toutefois l’encre est rechargée — vers 18h16. L’avocat, de son côté, verra s’imprimer une feuille récapitulant la date et l’heure d’envoi, ainsi que la confirmation de réception du tribunal, précisant là aussi la date et l’heure.
MEILLEURE PREUVE JURIDIQUE ?
Ce chemin direct et cette flopée d’informations rassurent aussi les juges. « De nombreux exemples de jurisprudence donnent de la valeur au fax », explique Maître Sylvain Champloix. Le fax serait reconnu comme « preuve légale », peut-on souvent lire. Ce qui n’est pas tout à fait exact : il peut constituer ce que le jargon juridique nomme « un commencement de preuve par écrit ». Celui à qui on l’oppose est donc en droit de le contester : non, je n’ai jamais reçu ce fax ; non, ce n’est pas ce document-là que j’ai envoyé par fax. Là, le « journal » du télécopieur sur lequel figurent notamment les accusés de réception peut venir contredire de telles allégations. Mais les manipulations, bien que difficiles, sont possibles. « Il me semble tout de même plus difficile de manipuler les propriétés d’un fax que celles d’un mail », reconnaît Sylvain Champloix.
Dans la course entre le courriel et la télécopie, cette dernière a une longueur d’avance pour l’étape de la reconnaissance juridique. Son concurrent la rattrape néanmoins à grands pas. Aussi bien la loi que la jurisprudence donnent de la valeur aux courriers électroniques, notamment par la loi pour la confiance en l’économie numérique de 2004 et par une ordonnance du 16 juin 2005. « La voie électronique peut être utilisée pour mettre à disposition des conditions contractuelles ou des informations sur des biens ou services », énonce par exemple l’article 1369-1 du Code civil. Un mail pourra donc compter parmi les éléments de preuve, mais comme son cousin le fax, pourra être contesté par celui à qui on l’oppose. Et là, force est de constater que les juges favorisent encore le fax : « Même si ce n’est pas écrit dans la loi, la télécopie a plus de force probante que le courrier électronique », conclut Sylvain Champloix, qui précise cependant qu’il est rare que l’on conteste un fax ou un mail.
Le fax reste donc le chouchou de la justice, et par conséquent celui de nombreux professionnels qui veulent garder une preuve valable. Et quoi de mieux que la copie d’un original sur lequel on peut apposer une signature manuscrite, la marque de l’authenticité ? Cette fameuse signature donne, elle aussi, encore quelques beaux jours au fax. « Ça ne devrait pas jouer dans la valeur qu’on accorde au fax », rappelle pourtant Sylvain Champloix, « car cela reste une copie et qu’il est toujours possible de la contester ». Facile d’imiter la signature de quelqu’un, de la faxer, et d’arguer les vertus du fax concernant l’authenticité des documents… Combien de secrétaires ont-ils, ou elles, déjà signé à la place de leur boss, ou ont (ab)usé du CTRL-C et CTRL-V pour apposer un gribouillis à la fin d’une lettre qui sera faxée ou scannée et envoyée ? Ni l’un ni l’autre moyen ne semble empêcher les faux. Mais sur ce terrain, le fax jouit encore d’une confiance plus grande que le mail. La signature électronique pourrait cependant devenir l’un des derniers tours de force du mail pour, cette fois-ci, s’assurer de sa victoire sur le fax. Par ce « procédé fiable d’identification » (article 1316-4 du Code civil) qui consiste souvent à taper un code reçu au préalable, un contrat établi par voie électronique peut disposer d’une signature reconnue par la loi.
LA COURSE JUSQU’À L’ÉPUISEMENT DU FAX
Le mail n’en a pas fini de copier son vieil ennemi : des accusés de réception, ainsi que des coffres-forts où les documents ne peuvent être modifiés, sont mis au point. Ou encore la technique du fax-to-mail, où des fax peuvent être reçus ou envoyés depuis un mail, sous un format image ou PDF. On voit ici la technique originelle perdre un peu de sa nature même, puisque le fax n’est plus forcément imprimé, et que son destinataire peut le filtrer comme il filtrerait un mail quelconque… Mais les économies en encre et en papier, produits très coûteux pour l’entreprise et pour l’environnement, ne sont pas négligeables.
Les deux techniques ont donc appris à coexister, dans les technologies comme sur les bureaux, en témoignent les appareils multifonctions, qui allient scanner-imprimante-photocopieur-télécopieur. Benjamin Thierry, enseignant spécialisé dans les humanités numériques, analyse cela comme « une tendance à la convergence : un seul outil sert à des usages multiples, sur le téléphone notamment. Cela peut expliquer la disparition de certains objets ». C’est « une question d’économies de place », estime le chef produit marketing de Brother, et « d’argent ».
Mais les appareils multifonctions traduisent aussi un combat acharné du fax dans un environnement qui, certes, lui est de plus en plus hostile, mais qui ne peut pas encore se passer de lui. Un cabinet d’avocats va bien souvent faxer ses conclusions et doubler celles-ci par mail. Mais la fonction fax de ces appareils pourrait bien commencer à prendre la poussière lorsque l’on sait que le fax-to-mail est de plus en plus utilisé, et que certaines juridictions, comme la Cour d’appel de Paris, refusent maintenant de recevoir des conclusions par fax.
« Autour de soi, quand l’usage d’un objet se raréfie, il y a moins d’intérêt à l’utiliser », décrypte Benjamin Thierry. « Il existe un effet de seuil : au bout d’un moment, le fax va peut-être disparaître, car il y aura de moins en moins de monde qui l’utilisera ». Docteur en histoire, Pascal Griset pense pour sa part que « c’est assez classique qu’il y ait des périodes de chevauchement assez longues entre deux technologies ». Cependant, si « cela aboutit parfois au remplacement de l’une par l’autre, ce n’est pas toujours le cas », précise-t-il, mentionnant la télévision et la radio. « Pour le fax, il y a un environnement technique plus global qui rend la survie du fax plus difficile : tout le monde est passé à l’adresse IP, même le téléphone. Le fax en tant que tel devient étranger ». Ici se joue une bataille de générations : « J’ai dû apprendre à me servir d’un fax », confesse Clémence, 25 ans, quand Kévin, du même âge, s’étonne que certains de ses partenaires commerciaux n’aient pas d’adresses mails. Alex, même génération et chargé de ressources humaines, remarque qu’« envoyer un mail, ce n’est pas facile pour tout le monde. Les habitudes sont dures à changer chez certains… »
La simplicité et l’efficacité du fax le maintiennent encore en vie. Mais pour combien de temps ? Dans les couloirs de l’hôpital, des rumeurs d’informatisation circulent, se mêlant au son lointain du fax qui s’imprime. Mais le fax a encore de l’encre à faire couler, sans avoir besoin d’une connexion Internet. Le bip devrait encore résonner pour un moment.
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