L’effet papillon : quelle place pour l’insecte dans l’agroalimentaire de demain ?

Bien que n’en étant qu’à ses débuts, le secteur européen de l’élevage d’insectes dispose aujourd’hui du potentiel nécessaire pour bouleverser durablement notre alimentation.


Cette enquête est lauréate du prix Erik Izraelewicz de l’enquête économique 2017 dans la catégorie Prix étudiant, décerné par Le Monde, le CFJ (Centre de formation des journalistes) et HEC Paris.


Le Bug Mac, agrémenté d'un steak constitué de grillons, de fourmis rouges, de fourmis volantes et de larves d'abeilles, Cambodge, 2017. (photo Garrett Ziegler)
Le Bug Mac, agrémenté d’un steak constitué de grillons, de fourmis rouges, de fourmis volantes et de larves d’abeilles, Cambodge, 2017. (photo Garrett Ziegler)

C’est lors d’une mission au Congo pour la Croix-Rouge qu’Olivier Botman a découvert la dégustation d’insectes. De retour en Belgique, il a monté l’un des premiers projets d’entomophagie (NDLR, consommation d’insectes) du pays : le food truck « Bugs in Mugs », qui investit aujourd’hui tous les jeudis la place Albert à Bruxelles pour faire découvrir aux riverains ses spécialités à base de ténébrions meuniers et de grillons. « Nous avons déjà nos habitués », affirme l’entrepreneur. Le grillon absorbe la saveur des épices qu’on y joint, et la barrière psychologique est vite franchie.

Il est loin d’être le seul à avoir été inspiré par l’Afrique. C’est également après un long séjour au Sénégal que Géraldine et Sophie Goffard ont développé la start-up liégeoise Aldento. Elle produit des pâtes enrichies à la farine d’insectes.

Les quelque deux milliards d’habitants du globe pour lesquels l’entomophagie est une pratique courante, principalement en Asie et en Afrique, inspirent aujourd’hui des entrepreneurs du Vieux Continent qui souhaitent rendre notre alimentation plus durable. Alexandre Stourbe et Romain Souchal, à Paris, travaillent depuis 2014 sur une boisson « inspirée d’un documentaire sur une tribu Mandija en Centre Afrique », alliant divers fruits et de la farine de grillon. « La demande pour ce type de produits est là », affirme Julia Berdugo, fondatrice de Gryö, une marque de barres protéinées aux insectes, « il faut juste parvenir à la capter ».

test

Les principaux axes de distribution visés par ces start-ups sont les épiceries fines et les magasins spécialisés bio. « Nos cibles idéales sont les consommateurs écoconscients cherchant une alternative aux sources de protéines grasses et polluantes que sont les viandes d’élevage », affirme Cédric Auriol, PDG de Micronutris, entreprise toulousaine commercialisant une large gamme d’aliments à base d’insectes. Mais le secteur de l’entomoculture est aujourd’hui en proie à certains doutes existentiels.

UN MARCHÉ EUROPÉEN DE L’INSECTE À L’ÉTAT LARVAIRE

En 2013, on dénombrait seulement une trentaine d’entreprises d’entomoculture dans le monde. Il en existe aujourd’hui plus de 300, dont environ 150 en Europe et 30 en France. Effectuer un recensement précis de ces sociétés s’avère complexe : comme lors d’une éclosion d’éphémères, nombreuses sont celles qui meurent rapidement faute de capitaux. Il est cependant estimé que le secteur européen de l’entomoculture pèse un peu plus de cent millions d’euros en investissements. Une somme encourageante pour une activité si récente.

Pourtant, sur les quelque 2000 tonnes d’insectes produites en Europe chaque année, seule une infime fraction est aujourd’hui destinée à l’alimentation humaine. « La nourriture pour animaux domestiques est le seul marché explicitement autorisé par le droit européen », explique Jean-Gabriel Levon, directeur d’exploitation chez Ynsect, entreprise française ayant levé 35 millions d’euros pour financer la première ferme verticale d’insectes au monde.

Le secteur semble donc à première vue loin d’être prêt à jouer un rôle déterminant dans notre alimentation. « Ce n’est pas la volonté qui manque aux entrepreneurs », explique Julia Berdugo, « mais une conjoncture malheureuse rend notre développement assez hasardeux malgré un vrai potentiel ».

MYRIAPODE LÉGISLATIF EN VOIE DE SIMPLIFICATION

La production destinée à l’alimentation humaine est menacée par des enjeux législatifs conséquents au niveau européen. « La réglementation de l’UE en vigueur n’appréhende pas explicitement la question de l’insecte », explique Christophe Derrien, secrétaire général de l’IPIFF, un lobby fédérant les intérêts des producteurs européens d’insectes auprès des institutions de l’UE.

test

En effet, la législation européenne en matière de « nouveaux aliments », datant de 1997, ne prend en considération la question des insectes destinés à l’alimentation humaine que de manière floue. Ce cadre législatif incertain avait conduit les États membres à des interprétations diverses des textes en vigueur. Ainsi, alors que la France avait interdit la vente d’insectes destinés à l’alimentation humaine sur son territoire, le gouvernement belge avait quant à lui autorisé la commercialisation de dix espèces jugées conformes aux normes sanitaires.

« La Belgique a voulu cadrer le développement de cette tendance entrepreneuriale de façon indépendante », affirme Sophie Goffard. « Lancer notre projet de food truck n’a demandé aucune autorisation spécifique », explique quant à lui Olivier Botman. Outre-Quiévrain, le discours diffère : la start-up Gryö, entrée sur le marché en 2014, envisage déjà de se diversifier en commençant une production à base de chanvre. Objectif ? Mitiger le risque législatif en France, où les entreprises déjà positionnées vendent leurs produits de manière illégale, bien que tolérée.

Une nouvelle réglementation européenne doit entrer en vigueur en janvier 2018, dans le but d’accélérer la procédure d’évaluation par la Commission européenne (CE) des nouveaux aliments destinés à la consommation humaine. Les acteurs disposeront alors d’une période de deux ans pour introduire un dossier démontrant l’innocuité de l’aliment concerné. Il s’agit d’une « mesure qui devrait effacer ces distorsions législatives évidentes d’un État membre à l’autre », explique un fonctionnaire de la CE travaillant sur le dossier.

Très attendue et fixant un cadre juridique clair, cette mesure n’en reste pas moins problématique : la soumission d’un dossier à la CE coûtera environ 300 000 euros. « Une somme conséquente pour certains acteurs qui sont encore loin d’avoir les reins solides », souligne Christophe Derrien. Le secteur sera donc bientôt soumis à une contrainte à la fois temporelle et financière menaçant son fragile équilibre.

L’ENTOMOCULTURE AU PRISME DE LA THÉORIE DES JEUX

Romain Souchal et Alexandre Stourbe sont conscients de ce défi qui attend leur secteur. « Pour ouvrir le marché, il nous faudra de toute évidence collaborer avec nos concurrents de demain ». Une situation de « coopétition », résume ainsi Alexandre. Ce néologisme n’est pas sans rappeler le dilemme du prisonnier : les start-ups devront créer en commun leurs dossiers auprès de la CE, et ce en étant pleinement conscientes du risque imminent de « passager clandestin », puisque les autorisations délivrées pourront ensuite être utilisées par tous.

carte

Une logique de coopération semble cependant bel et bien pouvoir prédominer. L’IPIFF, à l’échelle européenne, trouve des équivalents nationaux comme la Belgian Insect Industry Federation, dont fait partie Aldento. « Nous avons intérêt à collaborer afin de rassembler des fonds », affirme Sophie Goffard, « la compétition peut attendre ». Le défi imposé par l’UE aux entreprises du secteur pourrait ainsi s’avérer plus aisé à relever grâce à cet esprit d’entraide.

L’EFFET PAPILLON

Cependant, le grillon n’est pas encore près de détrôner le bœuf de nos assiettes. « L’insecte destiné à la consommation humaine est un marché de niche », estime Jean-Gabriel Levon : « l’alimentation humaine sera sans doute un marché intéressant dans l’avenir », mais Ynsect a choisi de se focaliser sur « la nourriture utilisée en aquaculture, dès le 1er juillet 2017 », à la suite d’une évolution réglementaire votée en décembre 2016 par Bruxelles. Elle autorise à nourrir les poissons d’élevage avec de la farine d’insectes, une première depuis la crise de la « vache folle » qui avait laissé l’Europe paranoïaque.

Si l’insecte est appelé à influencer radicalement notre alimentation, c’est donc de manière indirecte. Par exemple, en nous permettant de nourrir les poissons d’élevage avec de la farine d’insectes plutôt qu’avec de la farine de poissons pêchés dans des océans exsangues, et dont le prix est à la hausse, ou avec du tourteau de soja importé d’Amérique latine à grands frais pour la planète.

test

Grâce à des entreprises comme Ynsect, la France est à la pointe de ces innovations qui viennent bousculer l’industrie agroalimentaire dans son ensemble. Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle législation européenne sur l’usage de la farine d’insectes en aquaculture, les 2000 tonnes actuellement produites chaque année en Europe auront été démultipliées d’ici 2018. Les entrepreneurs français semblent avoir gagné leur pari et bénéficient à présent d’une position renforcée leur donnant une longueur d’avance sur les nouveaux entrants qui ne tarderont pas à faire leur apparition.

Ynsect connaîtra néanmoins la concurrence : quand on demande à Grégory Louis, cofondateur d’Entomo Farm, de parler du coût de revient de sa tonne de farine industrielle de vers, celui-ci ne répond que par un mutisme révélateur. Une subtile guerre des prix se prépare déjà sur ce marché balbutiant.

Recommandé pour vous

0 commentaires