Dans le sud-est du Sénégal, la région de Kédougou— convoitée pour ses ressources minières — compte plus d’une centaine de villages dépourvus d’électricité. Yoro Diallo a grandi dans l’un d’eux. Maintenant, il se rend dans les plus isolés d’entre eux pour sensibiliser aux enjeux du dérèglement climatique en projetant des films, le tout à l’aide d’un vélo. Reportage en brousse, au cœur d’un projet associant innovation technique, développement local et aventure humaine.
Aux confins d’un Sénégal oriental peu développé, fin janvier, le thermomètre flirte avec la barre des 40°C. Loin de la côte, l’air est sec. Il ne pleuvra pas avant des mois. Dans la région de Kédougou, les seules montagnes du pays se dressent fièrement sur la terre rouge. Prisé par l’industrie pour ses ressources aurifères, ce territoire proche de la Guinée voit se côtoyer orpailleurs clandestins et sociétés internationales d’extraction minière. Les Bédiks, les Peuls et les Bassaris — des minorités ethniques chrétiennes, musulmanes et animistes vivant essentiellement de l’élevage — pâtissent de cette exploitation ou tentent leur chance dans les mines.
Dans leurs villages, l’électricité reste un luxe. Le cinéma ? Du jamais-vu pour beaucoup. Alors quand il débarque avec son porte-bagages rotatif et ses deux sacoches bleues, Yoro Diallo, 27 ans, fait son petit effet. Ici, à plus de 700 kilomètres de Dakar, ce fils d’éleveurs passé par l’université pédale de village en village pour diffuser dessins animés, grands classiques et films de sensibilisation à la protection de l’environnement. L’énergie nécessaire aux projections est générée à l’aide d’un vélo électriquement autonome. Il l’utilise pour promouvoir le recours aux énergies propres et pour accéder aux hameaux les plus reculés.
Sous un soleil matinal, le jeune homme m’accueille à la gare routière de Kédougou. La silhouette est frêle, le regard lumineux. Je ne peux pas me tromper d’interlocuteur : son tee-shirt jaune arbore fièrement les lettres « Cinécyclo », nom du projet qu’il a rejoint. « Comme je suis bénévole, j’organise deux projections par mois pour le moment », affirme-t-il en marchant. « Quand quelqu’un m’accompagne, je pars plus longtemps. » Il vient de recevoir un nouveau porte-bagages, indispensable pour compléter son équipement. Une tournée d’une semaine, à raison d’un village par soir, peut se préparer.
UN PREMIER PÉRIPLE DE 2 000 KILOMÈTRES
Le coup d’envoi est lancé à Ibel, à 22 kilomètres de Kédougou. C’est le village natal de Yoro, devenu son terrain d’expérimentation privilégié. Friands de nouveaux films, ses habitants commencent à s’habituer à ces séances. « Il est où le blanc qui t’accompagnait la dernière fois ? », l’interroge une jeune maman. Le blanc en question s’appelle Vincent Hanrion. Il est à l’origine du concept. C’est lui qui a fondé l’association Cinécyclo en France.
En octobre 2015, il rencontre Yoro à Dakar, lors d’une conférence de presse durant laquelle il est venu parler de son futur périple. Le Français souhaite parcourir le Sénégal à vélo, six mois durant, avec du matériel de projection pour principal bagage. Emballé, Yoro se joint au voyage en 2016 et pédale sur 2 000 kilomètres. Une centaine de projections et deux années plus tard, l’enfant Peul — en référence au film L’étranger et l’enfant Peul, réalisé par Vincent pour restituer leur aventure — continue sur sa lancée.
« TOUT LE MONDE DOIT RETROUSSER SES MANCHES. IL NE FAUT PAS ATTENDRE QUE LA SOLUTION VIENNE D’AILLEURS. »
Autour d’une tasse de kinkéliba, infusion sénégalaise populaire, il m’explique s’être « rendu compte des problématiques écologiques spécifiques à chaque région » en voyageant. « À Saint-Louis, tout au nord, l’érosion côtière menace la langue de Barbarie », confie-t-il. C’est ce qui a fait venir le président Macky Sall, accompagné d’Emmanuel Macron, le 3 février 2018. Une visite durant laquelle le président français a annoncé l’attribution d’une aide de 15 millions d’euros pour la construction de « murs protecteurs ». « Du côté de Tambacounda, à l’est, la dégradation des sols pose problème », poursuit Yoro. « Ici à Kédougou, la déforestation massive sévit à cause de l’orpaillage, en plus des traditionnels feux de brousse. »
Rituels perpétrés au début de la saison sèche, ces feux sont allumés par une partie de la population, notamment par des chasseurs et par des récolteurs de miel afin d’éviter d’autres incendies forestiers, jugés plus dommageables. On dit aussi que ces incendies favorisent la repousse dans les montagnes. Des centaines de milliers d’hectares de terre cultivable s’en trouvent ravagés chaque année. En conséquence, la biodiversité se fragilise, la qualité des sols s’amoindrit, les ressources se raréfient et l’élevage se complique.
En évoquant ce désastre écologique, Yoro hoche la tête. Il ne comprend pas cette tradition. « Par précaution, on nettoie les forêts en les brûlant, mais rien n’échappe aux flammes. Malgré la mise en place de pare-feu, le danger persiste pour les personnes vivant dans des cases en chaume, facilement inflammables. »
Comme Vincent et les autres initiateurs du projet, il voit en Cinécyclo l’occasion d’informer et de sensibiliser à ces enjeux, notamment grâce aux films diffusés. « C’est essentiel de lancer le débat après chaque projection », ajoute-t-il. « Les femmes par exemple ont beaucoup à dire et restent trop en retrait. Tout le monde doit retrousser ses manches pour imaginer des solutions concrètes et tenter de faire face à ces problèmes. Ici, il ne faut pas attendre que la solution vienne du gouvernement ou d’ailleurs. »
SAVOIR SENSIBILISER SANS NÉGLIGER LES MŒURS LOCALES
À quoi ressemble une séance de cinéma en pleine brousse, au cœur de villages à peine indiqués sur la carte ? Il faut s’imaginer une nuit d’étoiles rendues incroyablement proches par l’absence d’éclairage. L’odeur du bois tout juste consumé. Un écran, modeste, simple toile de tente blanche repliée, est tendu trois mètres au-dessus du sol. En face, assis sur les racines d’un manguier ou à même la terre, accroupis ou debout, des dizaines, parfois des centaines de spectateurs attendent que le bouton « lecture » soit pressé.
Du lieu de diffusion à la programmation, rien n’est laissé au hasard. « On privilégie des endroits spacieux, facilement accessibles la nuit et, si possible, éloignés de la mosquée lorsqu’il y en a une. Dans 90% des cas, ce sont des cours d’école », indique Yoro, clé à molette en main. Pour ne froisser personne, la séance ne démarre pas avant 20h30, soit une demi-heure après la dernière prière de la journée dans les villages musulmans. « Tout ce que nous diffusons est bien sûr libre de droits. Chaque film est sélectionné avec le souci de ne pas heurter les mœurs locales, tout en gardant à l’esprit que la projection doit durer au moins une heure et demie. »
« IL VA FALLOIR UN PEU D’HUILE DE COUDE SI VOUS VOULEZ VOIR LA FIN ! »
Au crépuscule, dans la cour d’école d’Ibel, les lampes de poche surgissent, lucioles intriguées par ce qui se trame sur la place. Yoro déballe le contenu des sacoches avec minutie. Confectionnées par des tisserands sénégalais, celles-ci transportent l’écran et le reste de l’équipement nécessaire au bon déroulement des séances : une clé USB contenant les films, à brancher au mini vidéoprojecteur ; une batterie rechargeable à l’énergie solaire ; un petit panneau photovoltaïque comme on en trouve sur le toit de quelques cases et une génératrice de courant continu, à installer sous la roue arrière du VTT à l’aide d’une béquille convertible en porte-bagages. Une paire d’enceintes portatives se branche à la batterie et à un petit boîtier électronique, lui-même relié au projecteur. Le tout forme un circuit électrique mobile, que l’on peut assembler en quelques minutes et alimenter en pédalant.
L’entretien du dispositif et sa viabilité technique sont assurés à Dakar, dans un atelier aménagé chez Ibrahima Dione, dit Iba, un électromécanicien comptant parmi les instigateurs du projet. Au téléphone, il s’enquiert de la tournure de la soirée. C’est lui qui, à la suite d’un sérieux accident de travail, a conçu le dispositif avec Vincent. « J’avais ça en tête depuis longtemps », raconte-t-il. « La rencontre avec Vincent a été décisive. »
À 21 heures, on choisit de diffuser le documentaire Baraka. « Une première tentative ici », m’informe mon acolyte. Devant les images de tribus du monde entier, des sourires se dessinent dans la foule. Des rires aussi, chez les plus jeunes. D’autres s’ennuient, regagnent leur case au bout de 30 minutes. Mariama, spectatrice pourtant assidue, n’est pas complètement satisfaite et juge le film « trop long ».
En face de l’écran, Yoro pédale, fidèle à son poste. « Il va falloir un peu d’huile de coude si vous vous voulez voir la fin ! », plaisante-t-il, sueur au front sur sa monture d’acier. Il insiste : c’est important d’impliquer les spectateurs et de les inviter à pédaler à leur tour. « Dans certains villages, les gens n’osent pas toujours. Certains sont intimidés par le dispositif. » Ce qu’il comprend. Avant de se voir invité par des festivals de films d’aventure en France, en novembre 2017, il n’avait jamais mis les pieds dans une salle de cinéma.
« ON VEUT GARDER UN SÉNÉGAL VERT, PAS UN SÉNÉGAL DÉSERT »
La deuxième projection doit se dérouler à Tiokétian, au nord d’Ibel. Nous enfourchons nos vélos ; le bétail, qu’aucun enclos n’arrête, s’enfuit mollement à notre approche. Après vingt kilomètres d’efforts sous un soleil de plomb, Yoro s’autorise une pause. Sur le bord d’une route poussiéreuse, le moment est venu de vérifier que nos pneus tiennent le coup.
« Je boirai quand je serai arrivé », lance-t-il, goutte sur la tempe. Le protocole requiert ensuite de venir à la rencontre du chef du village — ou de son représentant — et de lui faire part du projet. En brousse, une autorisation de diffusion orale suffit, quand à Dakar le papier prime. « Vous avez bien fait de venir », estime Bocar Diallo, chef du village, tout de vert vêtu. « Il y a une réelle demande ici et tout le monde veut participer à ces séances. »
Cette fois, c’est au tour du documentaire Nébéday d’être diffusé en début de soirée. Réalisé en partenariat avec une association sénégalaise se consacrant au reboisement, il pointe du doigt la déforestation et témoigne de la lutte amorcée pour protéger le moringa, ou « nebeday » en wolof. Cultivé pour ses vertus médicinales et nutritives, le moringa est également utilisé pour la production d’huile.
La réaction du public est unanime. Plus de 200 personnes assistent à la projection : « Nous, on ne veut pas devenir comme la Mauritanie. On veut un Sénégal vert, pas un Sénégal désert ! » Les visages s’animent, chacun y allant de sa remarque, portant sa voix en même temps que le film se joue.
Malheureusement, les choses se compliquent en milieu de soirée : mal soudé, l’unique câble disponible pour relier la génératrice à la batterie a lâché en pleine projection. La soirée doit être interrompue ; la déception est grande. Un détour express par Kédougou s’impose le lendemain pour pouvoir espérer continuer la tournée. Ici, pas de plan B ni de câble de secours. S’il faut trouver une solution, c’est à la force de ses mollets. En ville heureusement, Keba, ami de Yoro, fixe des régulateurs dynamos, « beaucoup plus adaptés au voyage », pour remplacer la soudure défaillante.
« AVEC LA CHALEUR, L’EFFORT PHYSIQUE ET LE VENTRE SOUVENT VIDE, BEAUCOUP ABANDONNENT »
À Dindéfélo Tanda, sixième étape de la tournée, une piste de terre mène tout droit vers l’école. Surpris, les deux enseignants du village accueillent Yoro comme l’homme providentiel. « Les enfants n’ont pas accès à ce qui se passe en dehors de chez eux », regrette Abdou Sol, en charge d’une quarantaine d’élèves de CE1. « Certains ne vivent pas ici et doivent marcher chaque jour cinq kilomètres en plein soleil pour venir en classe. Avec la chaleur, l’effort physique et le ventre parfois vide, beaucoup abandonnent, surtout quand les températures remontent. »
La nuit tombée, la fumée d’un énième feu de brousse se mêle à la lumière du projecteur. Le public compte une majorité d’enfants. La place est laissée au divertissement et Le Cirque de Chaplin suscite un fou rire général. C’est tout ce qu’il faut pour refaire le plein d’énergie et atteindre, le lendemain, le village de Ndébou, ultime étape. En route, l’aridité du paysage heurte autant que les pierres sous les roues. Il s’agit de filer droit entre les baobabs, avant que le soleil ne se fasse trop brûlant.
À l’arrivée, je remarque en face de l’école deux fontaines à eau estampillées UNICEF. Après la diffusion de Nébéday, le débat s’amorce. Au premier rang, une spectatrice allaitant son bébé souhaite prendre la parole : « Je ne suis pas contre l’idée de cultiver différemment pour protéger la forêt. Mais comment faire ici avec un seul puits ? Où sont les moyens nécessaires ? » Là, Cinécyclo montre ses limites. Yoro me l’explique avec ses mots : « Nous venons ici pour planter des graines dans l’esprit de chacun. Notre travail n’est pas celui d’une grande ONG. Nous ne sommes pas là pour fournir plus de matériel ou d’infrastructures aux villageois ».
Ailleurs, dans d’autres régions, l’engouement pour le projet se fait ressentir. « C’est une bonne nouvelle parce que la sensibilisation doit se faire partout », estime le cycliste. Le bruit court qu’un piroguier souhaiterait à son tour organiser des projections autour de chez lui, dans le Sine Saloum (NDLR, région naturelle située au nord de la Gambie et au sud de la Petite-Côte au Sénégal).
De son côté, Yoro est rentré à Kédougou. Il oscille entre ses activités de guide touristique et d’apprenti journaliste pour un site dédié à l’actualité locale. Son destrier mécanique, lui, s’est rendormi… jusqu’à la prochaine séance, lorsque l’heure sera venue de remettre la tête dans le guidon.
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