UN AMOUR HORS NORME
Ils se sont dit « oui », le 3 juillet dernier à Medellín. Alejandro Rodríguez, Manuel José Bermúdez et Víctor Hugo Prada ont formalisé leur union à trois devant un notaire. Ils deviennent ainsi le premier « trouple » légalement reconnu de Colombie. Comment cette union a-t-elle pu avoir lieu dans l’un des pays les plus catholiques d’Amérique latine ? Quel est leur quotidien de famille polyamoureuse ? Rencontre avec trois hommes mariés à Medellín.
Sur les collines à l’ouest de Medellín, le quartier populaire et tranquille de Robledo voit défiler les caméras et les journalistes de tout le pays depuis plusieurs semaines. Le voisinage connaît bien le « trouple » qui attire tant l’attention puisqu’il vit dans une résidence pavillonnaire depuis une dizaine d’années. « On ne s’est jamais caché ! » sourit Manuel Bermúdez sur le perron de sa maison tout en saluant l’une de ses voisines.
Víctor Hugo Prada, comédien, Manuel Bermúdez, journaliste et Alejandro Rodríguez, éducateur sportif, partagent leur vie depuis quatre ans, même 20 ans pour ces deux derniers. Ils ont d’ailleurs été le premier couple homosexuel à s’unir devant un notaire en 2000, des années avant la légalisation du mariage gay en avril 2016. Dans leur maison sur trois étages, le rez-de-chaussée est réservé à l’artiste de la famille pour ses répétitions théâtrales.
“De l’obscurité et en silence, le visage émerge d’un drap sale, blanc, couvert de tâches vert pâle et foncé…”
UNE FAMILLE POLYAMOUREUSE
Pour le « trouple », ils sont une famille comme les autres. Ils partagent les repas, le lit et les week-ends avec les voisins, leurs amis ou leurs familles respectives… Ils revendiquent leur famille polyamoureuse, sans jalousie, dans le respect de chaque individu
Dans la cuisine, le trio, complice et amoureux, se retrouve avant de partir pour une journée de travail. Tout en préparant le café, Alejandro Rodríguez demande à Victor Hugo Prada si ses cours de danse avec les enfants se passent bien. « Avec toute cette médiatisation, j’ai du mal à me concentrer. Mais mes deux hommes sont là pour me soutenir », souligne Victor Hugo Prada. C’est justement lui, l’extravagant du « trouple », qui a demandé la main de ses conjoints il y a quelques mois.
Ce web-documentaire est exceptionnellement en accès libre !
Ne ratez aucun de nos grands reportages, dessins de presse et podcasts sur des sujets ignorés par l’actualité :
Leur union le 3 juillet : une reconnaissance légale de leur « trouple »
Le 3 juillet à 10h, les trois hommes se sont donc retrouvés devant un notaire pour signer un contrat les unissant à vie. Un accord intitulé « Constitution du régime patrimonial spécial de la « trieja », ou « trouple », un néologisme créé pour l’occasion à partir du mot espagnol pareja, qui signifie « couple ». Mais pour les trois hommes, leur union est aussi un hommage à leur quatrième partenaire Alex Esneider Zabala décédé en 2013 d’un cancer et qui marque encore leurs esprits. À sa mort, après des années de vie commune, ses conjoints n’ont eu aucune reconnaissance concernant la répartition de l’assurance-vie et des biens qu’il leur avait légués. Ce n’est qu’en mai que le partage de la pension a été reconnu, en première instance.
Victor Hugo Prada a été le premier à se rendre chez le notaire pour savoir si le contrat de leur union pouvait être reconnu ou non.
Un vrai « mariage » ?
Le document a été élaboré par Germán Humberto Rincón Perfetti, célèbre avocat et militant des droits de la communauté Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT), le même homme qui avait déjà œuvré à la légalisation de l’union entre Alejandro et Manuel en 2000. Le contrat protège ainsi leurs droits patrimoniaux et de succession, et les reconnaît officiellement comme une famille d’après l’article 42 de la Constitution colombienne, selon lequel « la famille est formée par une décision libre d’un homme et d’une femme ou par la volonté responsable d’y être conforme ». C’est sur cette dernière disposition que s’est appuyé l’avocat.
Un exemple pour tous les polyamoureux
Pour Manuel Bermúdez, militant et figure de la communauté LGBT depuis toujours, il fallait aussi faire évoluer les mentalités dans un pays où le polyamour est encore tabou. Le doyen du « trouple » ne dira jamais son âge car « ça ne se demande ni à une femme ni à un gay » sermonne-t-il malicieusement.
Manuel Bermúdez conserve tous les articles de journaux dans lesquels ils apparaissent.
À la fin des années 90, lui et Alejandro avaient déjà défrayé la chronique en devenant le premier couple homosexuel à se marier par contrat en Colombie. De la même manière que leur union à trois.
Manuel Bermúdez est ainsi régulièrement invité aux quatre coins du pays à des conférences ou des débats pour raconter son parcours et son militantisme. Il fut notamment le créateur de la Gay Pride à Medellín. La Colombie est devenue aujourd’hui un pays avancé sur les droits LGBT. En 2016, le mariage pour les personnes du même sexe a été reconnu sans grande opposition de la société civile. De plus, les victimes LGBT ont été reconnues dans les accords de paix signés avec les FARC. Il nous explique comment son pays en est arrivé là alors que les droits des femmes, eux, restent au point mort. Par exemple, l’avortement y est toujours interdit par exemple.
Pour que le polyamour ne soit plus un tabou, le « trouple » s’affiche normalement en société. Ils avouent avoir parfois quelques difficultés avec leur famille, mais ils assument. Pour leur entourage et la communauté LGBT, ils sont des exemples à suivre. Ils se retrouvent régulièrement chez Diana Osorio, 31 ans, témoin de leur union le 3 juillet, et Veronica Vergara.
Presque un mois après leur mariage, le « trouple » ne passe pas inaperçu dans la foule de la « Gay pride » à Medellín ce dimanche 2 août. Les fans les reconnaissent et les arrêtent pour des selfies. Les trois hommes ont fait la Une des médias colombiens pendant des semaines. La « marche des fiertés » a une saveur toute particulière pour ces jeunes mariés.
Les réactions
Mais dans un pays profondément catholique, les réactions n’ont pas tardé. Angela Hernandez, députée, attachée aux valeurs de la famille, s’est exprimée sur les réseaux sociaux : « C’est tout à fait lamentable la décadence morale que nous avons atteinte. » L’Église Catholique, quant à elle, y voit « une manifestation de plus d’un mépris croissant pour la famille ». La Colombie est donc encore loin de légaliser le mariage à trois ou plus. « D’autres « trouples » vont vouloir s’unir, la Cour Constitutionnelle va certainement recevoir de nombreuses requêtes, elle devra s’adapter à l’évolution de la société. Mais elle a attendu vingt ans avant de reconnaître le mariage de couple du même sexe, alors ce n’est pas pour tout de suite… », conclut Marcela Afanado Luque, avocate spécialiste du droit de la famille.
SARAH NABLI
Journaliste correspondante pour plusieurs médias et magazines francophones, Sarah Nabli analyse les métamorphoses de la société colombienne depuis deux ans. Après des études de journalisme, elle a passé plusieurs années à France 3 et a réalisé un documentaire sur les Gens du voyage en 2013. Elle est installée à Medellìn en Colombie.