La roussette noire, espèce menacée par le gouvernement mauricien

La roussette, espèce endémique de l’archipel des Mascareignes, est accusée de ravager les récoltes de fruits. Poussé par les lobbys de producteurs, le gouvernement mauricien a ainsi décidé de procéder à l’abattage de 18 000 d’entre elles fin 2015. Une extermination qui pourrait bien propulser la roussette noire sur la liste des espèces menacées d’extinction.

Forêt tropicale dans le sud de l'île Maurice, non loin de Chamarel. (photo 8e étage)
Forêt tropicale dans le sud de l’île Maurice, non loin de Chamarel. (photo 8e étage)

Fin de journée sous les tropiques. Doucement, la lourde chaleur qui régnait jusque-là laisse place à une brise légère, aux effluves de canne fermentée. Tout est paisible, tout est calme… les scooters et les mobylettes se sont tus. Pas même un klaxon ne vient troubler la quiétude de ce début de soirée.

Soudain, un bruit sourd déchire le silence, rapidement suivi de nombreuses répliques. Un nuage noir s’élève dans le crépuscule et se déplace à contrevent : l’abattage a commencé.

Nous sommes le 7 novembre 2015, et ce nuage qui s’élève face au soleil couchant est en réalité composé d’une centaine de roussettes noires, des chauves-souris frugivores pouvant atteindre plus d’un mètre d’envergure. Aussi connue sous le nom de « flying fox », en raison de son museau allongé et de sa fourrure rousse, la roussette est un animal endémique de l’archipel des Mascareignes, classé comme vulnérable sur la liste rouge des espèces menacées de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature).

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

Cela n’a pas empêché l’île Maurice d’autoriser récemment l’abattage de 18 000 de ces mammifères volants, espérant ainsi diminuer les pertes qu’occasionne l’appétit croissant des roussettes pour les mangues et les litchis. Beaucoup d’experts s’accordent à dire qu’il existe un risque non négligeable que, des suites de cette décision, la roussette noire de Maurice rejoigne la liste rouge des espèces en danger d’extinction, au même titre que les gorilles de l’Ouest ou les rhinocéros blancs du nord de l’Afrique.

Lieu privilégié de villégiature, avec ses hôtels luxueux et ses lagons bleu-azur, l’île Maurice se situe à l’ouest de Madagascar, au beau milieu de l’océan Indien. Anciennement baptisée « île de France », puis rebaptisée Mauritius lors de sa prise par les Anglais en 1814, l’île Maurice était un point hautement stratégique sur la route des Indes. Indépendante depuis 1968, elle compte aujourd’hui plus de 1,2 million d’habitants, répartis sur quelque 2 000 km2 (une surface quatre fois plus petite que la Corse).

Maurice, c’est l’océan Indien et ses eaux poissonneuses, des lagons de rêve et des paysages de carte postale aux allures photoshopées. Maurice, c’est une île cosmopolite où se côtoient Tamouls indiens, Cafres, Chinois et Européens. Une incroyable farandole de couleurs, effet de la diversité culturelle.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

Mélange de cultures et de religions, Maurice c’est aussi la terre du Raphus cuccullatus, le dronte de Maurice, plus connu sous le nom de « dodo ». Disparu à l’aulne du XVIIIe siècle, le dodo n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui. Son allure pataude et son incapacité à voler en ont fait un animal très prisé des studios d’animation ; son extinction, un symbole de la pression qu’exerce l’homme sur son environnement.

C’est donc en dépit de sa propre histoire et de ses propres lois sur la protection de la biodiversité que le gouvernement mauricien, en la personne de son ministre de l’agro-industrie, a coordonné, plus d’un mois durant, l’abattage massif de 20 000 roussettes noires, un des premiers mammifères à avoir colonisé l’île — bien avant l’arrivée de l’Homme et la disparition du dodo.

Jusqu’à présent, la loi mauricienne sur la protection de la biodiversité donnait aux roussettes le statut d’« espèce protégée ». Pour contrevenir à sa propre législation, le gouvernement a donc été obligé de promulguer, courant 2015, une nouvelle loi autorisant l’abattage d’espèces définies comme nuisibles à la condition que l’« intérêt national » soit directement menacé.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

Bien qu’endémiques de l’archipel tout entier des Mascareignes, il y a bien longtemps que l’on ne trouve plus de roussettes sur l’île de la Réunion. C’est donc au sein des forêts primaires de son île sœur, l’île Maurice, qu’évoluent les dernières poches de population de ces chauves-souris géantes, amatrices de litchis.

Les forêts primaires, qui occupaient jadis la quasi-totalité du territoire mauricien, couvrent aujourd’hui une superficie anecdotique d’une île où plus de 50 % des terres émergées sont dédiées à la culture de la canne à sucre.

Pour en déceler quelques vestiges, il faut se rendre au sud de l’île, non loin de Chamarel, habitat privilégié de la roussette noire de Maurice : Pteropus niger. Au crépuscule, elles quittent les arbres dans lesquels elles nichent et s’envolent à la recherche de nourriture. Figurez-vous un soleil rougissant qui plonge lentement dans l’océan Indien pendant que des dizaines de roussettes d’un mètre d’envergure entament, avec lenteur et légèreté, un gracieux ballet aérien.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

L’abattage de 20 000 d’entre elles risque pourtant d’amener ce spectacle à se raréfier, voire à disparaitre. Frugivores, les roussettes sont totalement inoffensives pour l’Homme, mais causent d’importantes pertes dans les vergers mauriciens. Il faut dire qu’une roussette adulte est capable de consommer quotidiennement jusqu’à 2,5 fois son poids en fruits. Ainsi, ce sont plus de 50 tonnes de litchis qui disparaitraient chaque année dans l’estomac de ces « renards volants ». C’est pourquoi, sous la pression des producteurs de mangues et de litchis, le gouvernement a décidé d’en réguler la population.

Sur place, la Mauritian Wildlife Foundation (MWF) conteste l’analyse du ministère de l’Agro-industrie. Si l’association ne nie pas le penchant des roussettes pour les fruits tropicaux, elle estime que seuls 11% des dégâts observés dans les vergers de litchis et 20% des dégâts observés dans les vergers de manguiers sont imputables à la voracité des chauves-souris. Toujours selon la MWF, les volumes de fruits consommés par les oiseaux et les rats représenteraient plus de la moitié des dégâts généralement attribués aux roussettes. En raison de leur taille importante, les chauves-souris géantes ont tendance à faire oublier les autres ravageurs plus discrets et à focaliser sur elles l’attention des producteurs.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

De nombreux biologistes soulignent également le rôle crucial joué par les roussettes dans la régénération des forêts primaires. Avec la disparition du dodo, la roussette noire est devenue indispensable à la dissémination des graines les plus lourdes. Les scientifiques estiment également qu’il serait judicieux que le gouvernement se penche sur les raisons qui poussent les chauves-souris à quitter leurs habitats pour venir se nourrir dans les vergers. Si la diminution de la superficie des forêts primaires semble être en soi une explication suffisante, la compétition générée par certaines espèces exotiques, introduites par l’homme, ne doit pas pour autant être négligée. À l’ombre des denses forêts tropicales qu’occupent les roussettes, le macaque crabier est par exemple un redoutable adversaire dans la course à l’accès aux ressources.

Le gouvernement mauricien a annoncé, en octobre 2014, son intention d’autoriser le « prélèvement » de 18 000 roussettes, soit 20 % de la population totale de l’île. Pour établir ce chiffre, le ministère de l’Agro-industrie s’est alors basé sur une étude réalisée par le « National Parks and Conservation Services » (NPCS) qui estimait à 90 000 le nombre de roussettes présentes sur le territoire Mauricien.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

Une estimation sujette à caution selon le Dr Ryszard Olesky, chercheur à l’université de Bristol : « La roussette noire est nomade, en moins d’une nuit, elle peut aisément se déplacer d’un bout à l’autre de l’île […]. Pour son estimation, le NPCS a utilisé une technique de dénombrement par perturbation, une méthode peu fiable lorsqu’il s’agit de chauves-souris. L’idée consiste à les effrayer pour leur faire abandonner leur perchoir et ainsi les dénombrer durant leur fuite. Elles se déplacent alors vers un autre site de repos, souvent situé à une courte distance du premier. Par conséquent, un même groupe de chauves-souris risque d’être recensé une seconde fois, comme s’il s’agissait d’un nouveau groupe. Cela conduit à un double comptage. D’autre part, le recensement ayant été réalisé sur une longue période, des roussettes qui ont été décomptées au sud de l’île ont très bien pu être de nouveau recensées quelques semaines plus tard dans le nord. »

D’après le chercheur, le nombre de roussettes présentes sur l’île serait donc plus proche des 50 000 individus que des 90 000 avancés par le NPCS. Des 20% annoncés, l’abattage de 18 000 chauves-souris reviendrait donc à éradiquer 36% des roussettes de l’île.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

À plusieurs reprises, l’UICN et la MWF ont officiellement demandé au gouvernement de reconsidérer sa position. Des demandes restées lettres mortes, comme en attestent les 20 000 roussettes abattues fin 2015. Débutées le 7 novembre pour une durée théorique d’un mois, les opérations se sont vues prolongées jusqu’au 17 décembre. D’après les données du gouvernement, plus de 20 000 chauves-souris ont été éliminées au cours de cette période, soit 2 000 de plus qu’initialement prévu.

Le calendrier de cet abattage est également vivement critiqué. Les mois de novembre et de décembre coïncidant avec la fin de la période de mise bas chez les roussettes, période où les populations de chauves-souris sont particulièrement vulnérables, notamment les femelles qui doivent rester à portée de leurs petits, il existe donc un risque supplémentaire pour que les femelles se soient retrouvées en première ligne de cet abattage. Une hypothèse qui, si elle venait à se confirmer, déséquilibrerait la population, remettant potentiellement la survie même de l’espèce en question.

(Photo Jacques de Spéville/8e étage)
(Photo Jacques de Spéville/8e étage)

Cette période de l’année marque également le début de l’été austral dans l’hémisphère sud, et ainsi de la saison cyclonique dans l’océan Indien. Une saison particulièrement difficile pour ces roussettes sensibles aux vents forts des cyclones. Les populations de chauve-souris ont tendance à réduire fortement durant ces épisodes météorologiques, jusqu’entre 60 à 90% selon les années.

Pour la Mauritian Wildlife Foundation, comme pour le chercheur Ryszard Olesky, l’effet d’une telle catastrophe sur une population déjà amputée de 20 000 individus risquerait sérieusement de propulser la roussette noire de Maurice sur la liste des espèces en danger critique d’extinction, voire même d’en entrainer la disparition.

Jusque-là, et malgré deux articles publiés dans les prestigieuses revues Science (décembre 2015) et Nature (février 2016), l’évènement n’a trouvé que peu d’échos à l’international. Indifférence dont se désole le chercheur de l’université de Maurice, Vincent Florens, qui rappelle que « la biodiversité de l’île Maurice fait partie des plus menacées au monde ».

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