Ni notes, ni profs : Une journée dans la dernière école anarchiste d’Espagne

Au sud-ouest de l’Espagne, la ville de Mérida accueille ce qui est probablement la dernière école anarchiste du pays. Alors qu’en France, le système traditionnel est remis en question, Paideia expérimente depuis quatre générations une forme inédite d’éducation.

(Illustrations Jessica Das/8e étage)
(Illustrations Jessica Das/8e étage)

Assembleaaaa… ! », hurle un petit garçon aux deux grains de beauté incroyablement symétriques sous le nez. Dani fait des bons à cloche-pied dans les couloirs du rez-de-chaussée. Dans cette école autogérée, l’assemblée permet de décider, débattre ou régler les conflits. Ce matin, enfants et adultes se réunissent à l’occasion de la grande assemblée trimestrielle. « Marina, tu viens ? », lance Dani à la petite métisse qui fouille dans son sac à dos. « J’arrive, je cherche ma feuille d’engagement… »

À Paideia, les notes n’existent pas. Leur motivation, les jeunes l’inscrivent noir sur blanc sur une « feuille d’engagement ». À la fin du trimestre, ils s’autoévaluent collectivement. Les seules personnes devant lesquelles ils sont responsables ce sont eux-mêmes ou le collectif, comme ils appellent souvent l’école. Dani me tend la sienne, datée de septembre dernier. « Je dois améliorer l’écriture et la philosophie. Je m’engage à assister à tous les ateliers du trimestre prochain et à faire quinze cahiers d’exercices sur mes heures de “travail individuel”. »

Ces engagements vont de la quantité de cahiers d’exercices et de projets qu’ils devront réaliser, au travail collectif qu’ils vont effectuer, sans oublier la façon dont ils mettent en pratique les valeurs anarchistes. Égalité, justice, solidarité, liberté, non-violence, culture, bonheur ; les sept principes à la base de la pédagogie à Paideia.

RUPTURE POST-FRANCO

Lorsque trois femmes lancent l’école en 1978, l’Espagne se relève à peine de la dictature franquiste. De nouvelles expériences d’écoles « populaires », « libres » ou « autogérées » se multiplient dans le pays. À l’époque, le projet est révolutionnaire. Ses fondatrices entendent rompre avec le mode de pensée et d’action promu dans les écoles « autoritaires » de l’État franquiste ou dans les établissements privés de l’Église catholique, bras droit de la dictature fasciste.

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« Nous ne pouvons pas éliminer 40 ans de dictature en un jour, mais on peut espérer que les habitants de ce pays se mettent à songer à cette idée qu’on appelle démocratie », a écrit Josefa Martín Luengo, surnommée Pepa. « Il s’agit d’éduquer autrement pour promouvoir un changement social », poursuivait celle qui a dédié sa vie à la pédagogie libertaire et a organisé le premier Congrès d’éducation antiautoritaire à Mérida. La femme aux cheveux de cuivre s’est éteinte en 2009.

Située de l’autre côté de la vieille ville et de ses ruines romaines, Paideia accueille depuis 38 ans environ 70 enfants chaque année. Deux bâtiments ont été réaménagés, l’un réservé aux petits (2-5 ans) et l’autre aux plus âgés (5-16 ans). Aucun inspecteur public ne vient ici, mais c’est probablement l’un des établissements les plus évalués du pays, par les enfants eux-mêmes. « Je me souviens du seul jour où sont venus des inspecteurs de l’éducation », raconte Lali, qui travaille depuis plus de 20 ans ici, « c’était pour nous demander comment on faisait pour avoir si peu d’échec. » L’école n’étant pas reconnue officiellement par l’État, les élèves doivent terminer leur cursus au lycée du coin. La plupart obtiennent de très bons résultats à l’examen de fin d’études.

« ON N’ARRIVE À RIEN SOUS LA CONTRAINTE »

Dans cet ancien corps de ferme reconverti en école de la vie, l’éducation est vue comme quelque chose d’expérimental. « La vérité d’un jour peut être l’erreur du lendemain. Rien n’est inamovible », écrivent ainsi les membres fondateurs dans le livre “Paideia, école libre”, paru en 1985. Leur « méthode », c’est justement de ne pas en avoir. La ligne directrice de l’équipe pédagogique s’inspire de penseurs dont les idées sont disséminées sur les murs de l’école. Parmi eux, Francisco Ferrer i Guàrdia, fondateur de l’École moderne en 1901. Il affirmait alors : « Notre objectif est que le cerveau de l’individu soit l’instrument de sa volonté ».

Ici, les profs ne s’appellent pas profs, ils se considèrent plutôt comme des « facilitateurs ». « Les éducateurs doivent s’interroger : pour qui et en faveur de qui est-ce qu’ils éduquent ? », répétait souvent Pepa. Il ne s’agit pas d’éliminer les droits ou le rôle de l’enseignant, ni de sacraliser la liberté de l’enfant, mais bien de trouver un équilibre, basé sur le respect. « On n’arrive à rien par la contrainte », martèle Lali. « Quand j’étais à l’école publique, raconte Julia, avec une aisance rhétorique impressionnante pour une fillette de neuf ans, je n’aimais pas travailler. Quand tu es obligé, tu n’as pas envie. Ici, je me suis sentie très libre. C’est plus motivant ! » Ce qu’ils étudient, les élèves l’ont choisi, du moins en partie. Les assemblées trimestrielles sont aussi le moment où adultes et enfants proposent différents « ateliers ». Sur une dizaine de matières suggérées par les adultes, les enfants votent pour en choisir au moins cinq afin d’assurer un socle commun de connaissances.

« Cette année, ils ont demandé une trentaine d’ateliers, bien plus que ce que l’on peut assurer », précise José, chargé des sciences naturelles et du théâtre. Au programme ce trimestre : gymnastique, anglais, théâtre, maths, histoire-géo, sciences naturelles, philosophie, informatique, cinéma, écriture et lecture. Quant aux horaires, il y a bien un emploi du temps décoré de dessins d’enfants dans le hall de l’école, mais chacun est libre d’étudier à son rythme.

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Le vent se lève sur un ciel pastel. De loin, Paideia n’évoque rien d’autre qu’une chaleureuse maison de campagne au milieu d’un paysage désolé. Un immense panneau immobilier fait de l’ombre à un vieux figuier que les enfants aiment contempler depuis la cour de récré. Bientôt, un hôtel « tout confort avec wifi » et une station essence borderont l’école autrefois lovée parmi les oliviers. Bientôt dix heures. Les portes du bus s’ouvrent devant le portail de l’établissement indiqué sobrement par un petit écriteau à peine visible. Des dizaines d’enfants descendent en sautillant. Les plus grands tiennent les plus petits par la main. Pas de larmes ni de cris. « Hola Lali ! Mmm, tu as changé de parfum ? », glisse Candela à l’éducatrice en l’embrassant.

Dans le hall d’entrée, chacun jette un rapide coup d’œil au tableau de liège sur lequel figurent les différents groupes de travail collectif. « Je suis de ménage ! », s’écrit Dani, avant de courir aux toilettes chercher un balai. « Et moi, de cuisine », renchérie Cristina en tournant des talons, direction les fourneaux. « Tu vois, on commence toujours par nettoyer les salles de classe et la cour, préparer le petit déjeuner et le déjeuner ou s’occuper du potager », explique fièrement Candela en me saisissant le bras. La jolie brune aux yeux noisette n’en est pas à sa première visite guidée. Pendant une petite heure, tous s’affairent aux quatre coins de l’école. Personne ne semble dire aux autres ce qu’il faut faire, les choses se font simplement, sous le regard bienveillant des adultes.

JOYEUX DÉSORDRE

Après le petit déjeuner, vers 11 heures, pendant que le groupe chargé du ménage et de la vaisselle s’active en cuisine, les autres se dispersent dans l’école. Certains se rendent à l’atelier inscrit sur l’emploi du temps, d’autres préfèrent s’amuser ou travailler seuls. Dans la cour, les plus petits jouent aux cartes les fesses sur le bitume ou font du trapèze sous un vieux cyprès. Pendant ce temps, à l’étage du bâtiment principal : « La gomme, quelqu’un peut me passer la gomme ? », lance Jordi. Une petite boule blanche vole d’un bout à l’autre des tables d’écolier rassemblées en une seule au milieu de la pièce. Une dizaine d’enfants se font face. Aucun professeur dans la classe. « Lucas, je suis bloquée là, tu peux m’aider ? », demande Candela en faisant vriller son stylo entre l’index et le majeur. Un petit rouquin au teint laiteux marque soigneusement la page du manuel dans lequel il était plongé pour aider sa voisine dans ses exercices d’écriture. « C’est le pluriel là, tu vois, donc… »  

« Moi, je fais mon travail individuel, je n’ai pas besoin qu’on me fasse cours », affirme Marina, les coudes solidement ancrés sur la table, la tête penchée sur son cahier. Face à elle, dos au tableau, Margarita, dans son pull à poils violet, joue au professeur avec une pointe d’ironie dans la voix. « Alors, vous voyez, comme le montre le dessin », clame-t-elle en brandissant son cahier d’exercices, perchée sur la pointe des pieds, « la pupille de l’oeil a une fonction […] Et maintenant, une question pour toi Luis… », poursuit-elle d’une voix théâtrale, le nez pointé vers le plafond.

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Au fond de la pièce, installé sur un banc près de la fenêtre entrouverte, Luis n’écoute que d’une oreille. Le petit joufflu à l’étroit dans sa chemise à carreaux tient à rester concentré. La langue rabattue sur sa lèvre supérieure, il rapproche lentement le bout du fil bleu de celui du fil rouge qu’il pose sur le cul d’une petite ampoule reliée à un boîtier jaune. « Viens, donne-moi la main », me lance-t-il. « Les filles venez ! » Margarita et Marina nous rejoignent. Nous voilà tous en cercle, mains jointes, conducteurs d’électricité. La lampe se met à clignoter vert et chacun retourne à ses activités.

« Aaaaahhh… », s’enflamme Dani accourant dans la salle. « Donnez-moi de l’argent ! Donnez-moi de l’argent ! », jubile-t-il le bras droit tendu, frottant son pouce sur le côté de son index. Acteur en herbe, mais surtout véritable pile électrique, le petit efflanqué agrippe tendrement Luis par le cou. « Oui, oui… », marmonne ce dernier qui abandonne son électronique, déchire un bout de papier et gribouille quelques traits abstraits au crayon de bois. « Tiens, voilà », ajoute Luis, posément comme l’aurait fait un adulte pour calmer l’excité, et pose l’argent imaginaire dans les mains de Dani. Discrètement, Luis esquisse un sourire alors que ses joues rondes se plissent jusqu’à en avaler ses yeux. Alba entre dans la classe remettre à Marina son cahier d’exercices sur l’Égypte ancienne. « Le voilà corrigé, c’est bien… », lui glisse l’ancienne élève devenue éducatrice.

Au même étage, dans l’autre salle, l’atelier philo donné par Concha — l’une des trois fondatrices de Paideia — se termine. « Aujourd’hui, on a parlé des premiers philosophes comme Pythagore », commente Olmo, 14 ans. « La philosophie, c’est chercher une réponse à ta question en fait. C’est très simple et on en fait tous les jours sans s’en rendre compte », ajoute le garçon aux airs d’Harry Potter, tout en quittant la salle, direction le canapé du rez-de-chaussée. Ses lunettes sur le nez, assis en tailleur, il se replonge dans son bouquin qu’il ne lâche pas des mains. Coeur d’encre, de Cornela Fuke. Un pavé de 700 pages, le premier d’une trilogie fantastique. L’histoire d’une petite fille ivre de livres, qui découvre les mystérieux pouvoirs des mots.

« COMME UNE FAMILLE »

« Déjeuneeeer ! À tableeeeee ! », annonce Andres depuis la fenêtre du réfectoire. « Déjeuneeer ! », reprend Valentina du jardin où la session gymnastique prend fin. Dani fait la queue, son assiette dans les mains, devant le buffet des entrées. Petits et grands se servent, avant les adultes qui déjeunent en dernier, mais dans la même pièce. « Hey Lali, je t’entends parler de moi ! », crie Margarita à l’éducatrice. « Je parle de tes talents de clown à Jara ! », rétorque Lali, ravie de retrouver l’ancienne élève en visite pour le déjeuner.

Libertad

« On est comme une famille ici », assure Jara. Étudiante en pédagogie, elle est en parallèle volontaire au sein de la fondation Atenea, qui lutte contre l’exclusion sociale. « Tu te souviens Alba de ce dernier camp d’été qu’on a fait ensemble ? », ajoute-t-elle en faisant tourner son piercing argenté sur sa narine. « Oui, le dernier de notre scolarité ici… Paideia m’a tout appris », se remémore Alba.

La jeune femme de 26 ans fait partie des familles les plus modestes de l’école. Ses parents n’ont pas toujours pu payer les mensualités (190 euros). « Ma mère voulait que j’aille dans une école différente parce qu’elle a très mal vécu sa scolarité à cause de son handicap. Certains mois, mes parents ne pouvaient pas payer. Mais l’école s’arrange toujours pour ne refuser personne pour une question d’argent », confie Alba. L’équilibre ne tient qu’à un fil. Le collectif Paideia, qui réunit les parents, les éducateurs et des sympathisants/donateurs, permet à l’école de subsister. Chacun contribue selon ses moyens. Toujours précaire, mais pérenne.

Après le déjeuner, chacun vaque à ses occupations. Le grand Nestor, droit comme un i, s’élance dans l’escalier, un thé fumant dans la main droite, son cahier de maths dans la gauche. À l’étage, entre les deux salles de classe, Rocia travaille seule sur ses additions. « Mmmm, je ne comprends pas. Pourquoi je ne trouve pas pareil ici ? », marmonne-t-elle en tortillant sa longue tresse brésilienne. « Tu veux que je t’aide ? ». « Oui, me répond la fillette, mais JE te fais la démonstration et tu me corriges si c’est pas bon, d’accord ? »

Dehors, deux petits feuillettent une encyclopédie sur les insectes. Un garçon déambule seul dans le jardin, puis s’adosse, rêveur, sous un chêne vert. Je discute avec Cristina, Candela et Nathalia. Respectivement âgées de 10, 12 et 14 ans. Candela me parle de son projet vidéo. Je lui propose de lui prêter ma caméra pour quelques jours. À peine sortie la chose de mon sac, Olmo, qui passait par là, décoche inquiet : « Hey, tu ne vas pas mettre ça sur Internet hein ? Parce que moi je refuse que mon image soit sur les réseaux sociaux et tout ça… » Bien reçu Olmo, je range les armes et reprends ma conversation avec les filles à propos de leur « projet personnel », qu’elles doivent réaliser pour la fin de l’année. « En parlant de travail, interrompt Candela, je vais aller faire le mien ».

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Bien plus que l’anarchisme, ce qui distingue Paideia des écoles classiques c’est sa vision de l’éducation. La paideia, en grec, c’est l’apprentissage moral de la liberté et de la beauté. Des « soins dispensés à l’âme », selon Platon. Pour les Grecs, ce processus durait tout au long de la vie, permettant de façonner une citoyenneté active, une « individualité commune », pour reprendre le philosophe Alan Ritter. « En Espagne », expliquait Pepa, « beaucoup de jeunes qui gravitent autour de l’anarchisme n’en comprennent pas vraiment les idées fondamentales. Ils sont attirés par la violence et la rébellion, sans en épouser les vraies valeurs. Notre objectif n’est pas de produire des anarchistes à la chaîne, ils doivent choisir leur propre voie ».

La journée s’achève. Le soleil, dépouillé de ses rayons, laisse place à une brise tiède. Assise à l’indienne, sur son short en jean enfilé par-dessus un collant à fleurs délavé, Cristina resserre son collier détendu à force de pirouettes dans l’herbe. Je me lance : « Qu’est-ce que ça signifie pour toi ce petit “A” encerclé que tu portes autour du cou ? ». Elle est bien la seule à porter l’insigne dans cette école. La blondinette au carré déstructuré laisse passer un silence avant de répondre en me fixant du regard : « La liberté ».

5 commentaires

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  2. Nicolas Maréchal 6 années ago

    Merci. Très bel article !

    En général, quand on trouve une faute ou une coquille dans un article (ça arrive), est-ce utile de la signaler ici ?
    Par exemple, ici :
    Dernier paragraphe : « Cristina [resserre] son collier détendu. »
    Un peu plus haut, les trois jeunes filles sont « Respectivement âgé[e]s de 10, 12 et 14 ans ».
    Encore plus haut, « « je t’entends parler de moi ! », s’écri[e] Margarita à l’éducatrice. » mais à mon avis, on s’écrie tout court ou bien on crie à quelqu’un.

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    1. Maxime Lelong
      Maxime Lelong 6 années ago

      Bonjour Nicolas,

      Bien sur que c’est utile ! D’ailleurs, tout est corrigé grâce à vous ! Merci !

      Maxime

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  4. Romain DUBOIS 6 années ago

    Article très intéressant pour élargir ses horizons, merci !

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