En Irlande du Nord, les arts martiaux amènent la paix

Vingt ans après les Accords de paix, la société nord-irlandaise reste encore ségréguée entre catholiques et protestants, jusque dans le sport où les premiers jouent au football gaélique et les seconds au soccer. Discipline grandissante en Europe, les arts martiaux mixtes (MMA), popularisés par l’Irlandais Conor McGregor, montrent une troisième voie. Dans les deux villes principales d’Irlande du Nord, des clubs permettent à des jeunes issus des quartiers populaires des deux communautés de se rencontrer. L’occasion d’apprendre à se respecter, soi et les autres.

(photo Yann Levy/8e étage)
(photo Yann Levy/8e étage)

18h20. La nuit est déjà tombée en cette fin d’après-midi de février. Les voitures se pressent pour se garer sur le parking jouxtant une zone industrielle en périphérie de Derry-Londonderry, la deuxième plus grande ville d’Irlande du Nord, province britannique qui s’étale sur six comtés dans le nord de l’île irlandaise. L’entraînement d’arts martiaux mixtes (MMA) commence dans moins de dix minutes.

Sac de sport en bandoulière, les jeunes, en grande majorité des garçons, défont leurs lacets. Leurs paires de chaussures viennent se rajouter à la multitude qui recouvre le sol à l’entrée de la salle. À l’intérieur, les néons ne fonctionnent qu’à moitié. Cela sent la sueur des cours passés.

Strike Martial Arts Academy ne s’arrête jamais. Ce club de MMA est ouvert tous les jours midi et soir, depuis quatre ans. Il a fait partie des premiers à voir le jour dans cette ville de 110 000 habitants. « La discipline s’est beaucoup développée en Irlande du Nord ces dernières années », explique Daniel Quigley, aka « Pinta ». Fondateur âgé de 32 ans, il est également ancien combattant professionnel de kickboxing, quadruple champion du monde. « Quand j’ai ouvert la salle, nous n’étions que quelques entraîneurs à Derry. Maintenant, nous sommes une dizaine ! »

Pinta est quadruple champion du monde de kickboxing. (photo Yann Levy/8e étage)
Pinta est quadruple champion du monde de kickboxing. (photo Yann Levy/8e étage)

Conor McGregor, l’icône irlandaise, y est pour quelque chose. Le succès fulgurant de cet ancien plombier dublinois de 29 ans devenu combattant multimillionnaire a mis un coup de projecteur sur cette jeune discipline qui grandit partout en Europe. Un poster de lui, regard direct et tête penchée en avant, prêt à l’attaque, est d’ailleurs affiché sur un poteau de la Strike Martial Arts Academy. Les jeunes y voient une alternative aux sports gaéliques — développés à la fin du 19e siècle comme moyen de revendiquer l’identité irlandaise — et ceux « britanniques », le soccer (football) ou le rugby. L’engouement a traversé la frontière, encore aujourd’hui invisible, de l’Irlande du Nord.

Si en République d’Irlande le sport n’est plus l’objet de tensions depuis longtemps, ce n’est pas encore le cas dans la nation semi-constitutive britannique. La tendance change, mais certains supporters règlent encore parfois leurs comptes dans les tribunes des matchs de football. Malgré les Accords de paix, signés le 10 avril 1998 et qui ont arrêté trois décennies de guerre civile entre nationalistes, en faveur de la réunification, et unionistes, se sentant appartenir au Royaume-Uni, la société reste ségréguée. Traditionnellement, un catholique ne grandit pas dans le même quartier qu’un protestant, n’est pas scolarisé au même endroit et ne pratique pas non plus les mêmes sports.

L'entraînement est principalement composé d'adolescents et d'adolescentes.  (photo Yann Levy/8e étage)
L’entraînement est principalement suivi par des adolescents et adolescentes.
(photo Yann Levy/8e étage)

Dans ce contexte sectaire, l’arrivée des MMA montre une autre voie, celle d’une société où personne n’est défini par son identité communautaire. C’est en tout cas ce que souhaite Pinta à travers le projet « M-Powered » qu’il a mis en place il y a trois ans pour adolescents et jeunes adultes jusqu’à 20 ans. « Le sport devrait réunir les gens ! », s’exclame-t-il.

Cet habitant de Derry « pure souche », catholique qui ne se sent « pas particulièrement nationaliste », a commencé par entraîner deux ans durant deux groupes issus des deux communautés. Le tout chacun dans leurs quartiers, la rivière démarquant le centre-ville principalement catholique des protestants du « Waterside », de l’autre côté du pont.

Peinture murale appelant à détruire les murs de séparation à Belfast. Sur l'applat blanc on peut lire de nombreux messages écrit par les gens de passage. (photo Yann Levy/8e étage)
Peinture murale appelant à détruire les murs de séparation à Belfast. Sur l’applat blanc on peut lire de nombreux messages écrit par les gens de passage.
(photo Yann Levy/8e étage)

C’est la troisième année du projet et tous sont désormais regroupés au même endroit, à la Strike Martial Arts Academy que Pinta a volontairement implantée en marge de la ville, une place stratégique afin de ne fermer la porte à personne. Pour montrer que « tout le monde est le bienvenu », une dizaine de drapeaux a été accrochée au fond de la salle sur un pan de mur blanc. À celui de la France, du Brésil ou encore du drapeau lesbien, gay, bi, trans (LGBT) s’ajoutent l’étendard irlandais, vert, blanc et orange, ainsi que celui de l’« Ulster » utilisé par les protestants unionistes : blanc avec une croix rouge au milieu duquel une couronne surplombe une main rouge. « Ce sont les jeunes qui ont souhaité les mettre », se félicite Pinta. « Nous avions deux choix : soit interdire tout symbole identitaire qui est encore un problème en Irlande du Nord, soit tout accepter. » Depuis pour chaque « étranger » qui vient enfiler ses gants pour s’entraîner un drapeau est rajouté.

Ce mardi soir, l’endroit est bondé. C’est le moment le plus chargé de la semaine. Plus d’une trentaine d’adolescents suivent les indications données par Pinta, ses bras tatoués de bateaux, têtes de mort et de roses en l’air qui montrent les mouvements. L’entraîneur monte le son d’une musique techno à chaque exercice de plusieurs minutes. 

(photo Yann Levy/8e étage)
(photo Yann Levy/8e étage)

Matthew Quigley, 13 ans, et Adam Irwin, 16 ans, discutent assis sur les marches de l’escalier tandis que la séance suit son cours. Pour ces deux jeunes catholiques qui ont rejoint l’école récemment, la religion est devenue un non-sujet : « Ici, on n’en parle pas ». Le même discours revient dans toutes les bouches des jeunes, âgés de 15 ans en moyenne, avec qui nous avons discuté : les problèmes identitaires appartiendraient à la génération de leurs parents. « Les équipes de sport sont devenues aussi mixtes, il y a des catholiques, mais aussi des protestants. Au basket aussi… Dans presque tous les sports maintenant ! », affirme  Adam McGuire, catholique de 14 ans, un assidu qui se contente cette fois-ci de regarder. Il ne peut pas participer à cause d’une blessure à l’épaule « faite à l’école »

Paddy Maguire, son père, acquiesce : « C’est vrai que contrairement au football, dans les arts martiaux, cela ne compte pas ! » Cela fait deux ans et demi que son fils s’y est mis après avoir essayé le football. Depuis, sa femme Sharon et lui sont à présent investis à 100 %. 

Dans le Bogside, des graffitis appelant à reprendre la lutte armée sont régulièrement peints et effacés. (photo Yann Levy/8e étage)
Dans le Bogside, des graffitis appelant à reprendre la lutte armée sont régulièrement peints et effacés.
(photo Yann Levy/8e étage)

Ce soir-là, ils se trouvent à la réception pour accueillir les visiteurs. « C’est génial ce que Pinta a fait ! C’est très inclusif ! », s’exclame, enthousiaste, l’homme aux cheveux grisonnants. Oui, selon lui des efforts ont été faits depuis la fin des « Troubles » (NDLR, le conflit nord-irlandais), surtout à Derry : « Un festival de musique irlandaise a eu lieu il y a quelques semaines et a eu un succès énorme. Catholiques et protestants se mélangeaient sans problème ! » La famille Maguire vit aujourd’hui dans le « Waterside », quartier historiquement protestant et il n’y a aucun problème. « À Belfast, c’est différent, plus divisé », admet-il. 

Pourtant, la nouvelle génération porte encore sur ses épaules le poids d’un conflit qu’elle n’a pas connu, surtout dans les classes les plus défavorisées. C’est la raison pour laquelle Pinta met un point d’honneur à ce que ses cours soient accessibles financièrement. Les participants à « M-Powered » ne dépensent donc pas un sou. « Nous avons des partenaires financiers privés qui ont contribué au programme qui s’étale sur trois ans, j’espère que cela va continuer, car cela leur permet de sortir de la rue comme cela a été le cas pour moi à l’époque », témoigne ce dernier qui a commencé le kickboxing adolescent. Ils y apprennent la discipline, la rigueur, le respect de soi et des autres, des valeurs enseignées dans les arts martiaux qui gonflent l’estime de soi : « Ce qui leur manque, ce sont des rôles modèles ! » 

Vue depuis les anciens murs, le Bogside, quartier pauvre et fief nationaliste irlandais. (photo Yann Levy/8e étage)
Vue depuis les anciens murs, le Bogside, quartier pauvre et fief nationaliste irlandais.
(photo Yann Levy/8e étage)

C’est aussi cela la philosophie du projet : aider à consolider la paix parfois tangible. L’initiative s’est inspirée de « Fight For Peace », une organisation non gouvernementale (ONG) qui est née dans les favelas brésiliennes où vivre tient de la survie. À Rio de Janeiro, il faut se protéger des paramilitaires et des conflits liés à la drogue dans certains endroits.

À son échelle, l’Irlande du Nord connaît des problématiques similaires. L’embrigadement par les dissidents paramilitaires liés aux réseaux de drogue reste un gros problème issu du conflit au sein des deux communautés, rodant dans les quartiers qui ont le plus souffert des « Troubles ». Depuis les Accords du Vendredi saint, environ 3 500 personnes se sont entretuées, soit autant que le nombre de décès lors du conflit armé. L’Irlande enregistre aussi le plus haut taux de suicide au sein du Royaume-Uni. À Derry-Londonderry, qui fait partie de la quatrième circonscription britannique la plus pauvre, le suicide des jeunes est une conséquence de cette paix inachevée. Et les MMA sauvent des vies. « Un ado aux tendances suicidaires nous a dit que venir ici l’avait beaucoup aidé… », souffle Paddy.

Danny Corr, ancien combattant et professeur de karaté jutsu au ZKJ Dojo à Belfast. (photo Yann Levy/8e étage)
Danny Corr, ancien combattant et professeur de karaté jutsu au ZKJ Dojo à Belfast.
(photo Yann Levy/8e étage)

Danny Corr est l’un des premiers à avoir fait connaître les bénéfices de cette discipline pour le processus de paix. Cet ancien professionnel de karaté justsu âgé de 51 ans enseigne depuis plus de trente ans : « Les cours ont toujours mélangé catholiques et protestants. Avant, nous faisions ça sans y réfléchir. Depuis plusieurs années, nous avons juste officialisé notre démarche. » Son action est reconnue et soutenue économiquement par l’Assemblée décentralisée de Belfast.

Dans son club, le ZKJ Dojo, situé dans le nord de Belfast, la capitale nord-irlandaise, le président de la fédération de MMA amateur d’Ulster organise le même genre d’évènements que Pinta. Il n’y a que le nom du programme qui diffère : « Fight to Unite ».

Sean Conlon, de l’organisation intercommunautaire <a href=
Northern Irish Youth Forum intervient chaque lundi avec des activités socio culturelles visant à créer du lien une heure avant l’entraînement de MMA. (photo Yann Levy/8e étage)” width=”1338″ height=”892″ class=”size-full wp-image-39610″ /> Sean Conlon, de l’organisation intercommunautaire Northern Irish Youth Forum intervient chaque lundi avec des activités socio culturelles visant à créer du lien une heure avant l’entraînement de MMA.
(photo Yann Levy/8e étage)

Au moment de notre venue, un nouveau projet venait de se mettre en place. Le travailleur social Seán Conlon, de l’organisation intercommunautaire Northern Irish Youth Forum, qui veut représenter les jeunes Nord-Irlandais, y intervient chaque lundi soir depuis le début de l’année. Pendant une heure, juste avant l’entraînement de MMA, il anime des jeux qui permettent de briser la glace et parler de santé mentale. « Donnez-moi un chiffre sur 10 pour me dire comment vous allez et pourquoi », demande Seán à la quinzaine de mineurs présents, installés les jambes en tailleur sur un tapis épais bleu et jaune. « 6 : j’ai raté un contrôle, car je ne connaissais pas le sujet… », répond l’un. Un autre enchaîne : « 7 ! J’ai passé un bon week-end ! » « Seulement 7 ? », questionne-t-il.

« Nous sommes ici dans l’un des endroits où le taux de suicide est le plus élevé de Belfast. Ce que nous faisons, c’est avant tout de la prévention. », explique Danny Corr à voix basse au fond de la petite salle qui manque d’aération et dans laquelle le moindre bruit est amplifié.

L'objectif de cet atelier est d'aborder la question délicate de la santé mentale, dans une région où le taux de suicide est anormalement élevé.  (photo Yann Levy/8e étage)
L’objectif de cet atelier est d’aborder la question délicate de la santé mentale, dans une région où le taux de suicide est anormalement élevé.
(photo Yann Levy/8e étage)

Au ZKJ Dojo, les adolescents qui ont participé à « Fight to Unite » peuvent ensuite se former pour devenir à leur tour travailleurs sociaux. Un jour, ce sera à eux de transmettre les valeurs de partage qu’ils ont apprises à travers les MMA, et ainsi consolider ce processus de paix imparfait et inégalitaire. L’améliorer en apportant leur pierre à un édifice qui menace parfois de s’effondrer, même s’il tient encore bon. En Irlande du Nord, la normalisation de cette société post-conflit demeure un processus en perpétuelle construction.