En France, 6 millions d’handicapés du numérique

La totalité des démarches administratives devrait être dématérialisée d’ici 2022, a promis le Premier ministre début février. Un engagement qui a pour objectif « d’améliorer et personnaliser les services publics du quotidien », mais qui risque de laisser les « handicapés du numérique » sur le carreau. Selon le gouvernement, ils seraient 6 millions de Français inadaptés au numérique.

(illustration Océane Gardet-Pizzo)
(illustration Océane Gardet-Pizzo)

Ses gestes sont maladroits. Lunettes sur le bout du nez, sourcils froncés, Rachida recopie soigneusement sur l’ordinateur un texte écrit sur papier. D’une main, elle tient fermement la feuille. De l’autre, elle pianote sur le clavier, une lettre à la fois. « Là ça ne va pas du tout, l’interrompt un homme moustachu d’une soixantaine d’année, vous écrivez en majuscules. Vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit ! » Rires dans la modeste assistance occupant cette petite salle exiguë. « J’ai beaucoup de choses dans ma tête, rétorque Rachida, sourire un peu gêné aux lèvres, je suis grand-mère ».

Depuis trois semaines, Rachida se rend aux ateliers d’initiation d’Emmaüs Connect à Marseille. Un moyen pour elle d’apprendre les bases de l’informatique. Utiliser un clavier, une souris, comprendre les concepts de bureau, de fichiers. Aller sur internet. Des gestes banals pour beaucoup mais encore hors de portée ou difficiles pour une part significative de la population française. Selon le gouvernement, ils sont treize millions à ne pas, ou peu, utiliser Internet.

Alors que l’association s’adressait au départ aux grands exclus comme les sans-domicile fixe, elle accompagne aujourd’hui un large panel de profils : chômeurs, personnes âgées, jeunes peu à l’aise avec la recherche d’emploi en ligne … « Nous avons énormément de femmes », souligne Florence, bénévole. C’est par exemple le cas d’Odette. Cette mère de famille vient régulièrement à Emmaüs Connect, non pas pour des ateliers d’initiation – elle maîtrise les bases – mais dans le cadre des permanences connectées. Le concept : chacun vient avec un besoin et les bénévoles l’aident à y répondre. « Je viens ici parce qu’il y a des choses que je ne sais pas faire, explique-t-elle, j’ai deux fils qui viennent d’entrer au collège. Ils sont nés là-dedans, j’ai peur qu’ils aillent voir n’importe quoi, et pour voir leurs notes à l’école, je dois aller sur Pronote. » « On a une cassure dans la parentalité, analyse Victor Estienney, chargé de projet à Emmaüs Connect, les parents découvrent Internet par leurs enfants. » Or, « c’est compliqué de demander aux enfants. Parfois, c’est gênant ».

Il s’agit de retrouver une autonomie mise à mal ces dernières années avec l’accélération du numérique, de parvenir à franchir des obstacles qui les freinaient jusqu’alors. Pour Odette, ne pas savoir utiliser une clé USB, « ça l’empêche d’avancer. » Hamoud, quant à lui s’agace : « J’ai toujours quelque chose qui me bloque. » Cette fois, il est venu pour la création d’un mot de passe sur un site internet. Un savoir-faire indispensable pour cet homme qui entreprend de monter « une petite société de nettoyage ».

« TROP LONGTEMPS, J’AI ETE MARGINALISE, SANS POSSIBILITE DE FAIRE AUTREMENT »

L’exclusion numérique est souvent cause d’isolement social. Une situation dont a beaucoup souffert Claude : « Là, je veux absolument avancer. Trop longtemps, j’ai été marginalisé, sans possibilité de faire autrement. » Plus que jamais, ne pas savoir utiliser les outils numériques amplifie l’exclusion, comme l’illustre Victor Estienney : « Si vous perdez votre emploi, il vous faut du numérique. Sinon, ça veut dire pas de revenu, pas de possibilité de postuler à un nouvel emploi, pas de loyer payé…»

Dépendance, manque d’autonomie, isolement : si bien que beaucoup se qualifient spontanément d’« handicapés du numérique ». Mais ils le savent, ce handicap est réversible. Et ils sont tout autant conscients que la dématérialisation est une vague à laquelle il serait vain de résister.

UN APPRENTISSAGE DIFFICILE

Mais aller vers le numérique a un coût, considérable pour les plus précaires. Il faut également prendre en compte les barrières culturelles. « Ce qu’on leur demande est très difficile, observe Philippe, bénévole à Emmaüs Connect. Apprendre quand on n’a pas travaillé depuis longtemps, rester concentré quand on n’a pas beaucoup étudié, c’est très dur. » « Rien que le mouvement de la souris, complète Florence, c’est un mouvement de synchronisation délicat. » À ces difficultés d’apprentissage s’ajoute souvent la peur d’une machine méconnue et impressionnante, la peur de tout casser. « Vous cliquez juste sur une touche, et vous allez ailleurs ! » explique Hamoud, mimant un geste d’explosion.

(illustration Océane Gardet-Pizzo)
(illustration Océane Gardet-Pizzo)

Affronter une peur, se lancer dans un apprentissage complexe, pas toujours facile lorsqu’il faut gérer l’urgence quotidienne. « J’ai beaucoup d’admiration pour eux, confie Philippe, car ils ont des vies pas toujours heureuses ». Il faut composer avec un emploi du temps souvent chargé, ce qui ralentit parfois les progrès. « Mon problème c’est le manque de temps, regrette ainsi Odette, tout en pressant son sachet de thé, j’ai ma formation, le stage en entreprise, la maison, il faut s’occuper des enfants. J’ai les examens qui approchent, je vais devoir arrêter de venir ici pendant quelques temps. »

UN NOUVEAU MONDE QUI S’OUVRE

Si malgré toutes ces difficultés ils persévèrent, c’est parce qu’ils sont bien conscients de la quantité d’opportunités que leur ouvre le numérique : opportunités liées à l’emploi, alors que 80% des offres ne sont publiées que sur internet ; possibilité de faire ses démarches en ligne et donc d’accéder à ses droits.

Mais le premier usage des bénéficiaires d’Emmaüs Connect, c’est l’envoi de mails personnels. Internet permet de créer du lien. « Un monsieur est venu pendant dix séances, il a appris à utiliser Whatsapp, se rappelle Victor Estienney. Il n’avait pas vu sa fille depuis dix ans. À la fin, il l’a appelée en visio-conférence. Il s’est mis à pleurer. C’était un moment incroyable. Il nous a acheté trois bouteilles de Coca pour nous remercier ! »

Internet, c’est également l’accès à une immense bibliothèque d’informations. Au Centre régional d’information jeunesse Provence-Alpes Côte d’Azur (CRIJ PACA), Jean Hourlier donne lui aussi des cours d’initiation à l’informatique. Il reçoit chaque semaine une petite dizaine de personnes. Parmi elles, Fabienne, une retraitée pleine d’entrain, se délecte de ce nouveau savoir-faire : « Une fois qu’on a ça en main, c’est une curiosité, on s’instruit, on apprend plein de choses. J’adore ! »

Aujourd’hui, Jean Hourlier explique à son public le fonctionnement d’une clé USB : « C’est comme un petit vaisseau spatial, qui s’accroche à un gros vaisseau spatial. Je peux mettre des photos, des textes, des musiques … » « C’est incroyable ! », entend-on murmurer dans l’assistance.

Apprendre, découvrir, s’offrir de nouvelles perspectives, de quoi actionner ce qu’Emmaüs Connect qualifie de « leviers majeurs qui facilitent l’insertion professionnelle », à savoir « l’estime de soi, la préservation de liens sociaux et familiaux, et l’apaisement psychologique. »

UNE OFFRE DE FORMATION LIMITEE

Pour autant, alors que la dématérialisation a connu un important coup d’accélérateur depuis 2015, les moyens d’accompagnement des exclus du numérique sont encore limités. Pôle Emploi, par exemple, a élargi les possibilités d’accueil téléphonique et a mis à disposition des usagers, dans les agences, des personnes censées les aider dans leurs démarches en ligne – parmi elles, de plus en plus de jeunes en service civique. Toutefois, ces dispositifs ne permettent pas encore de répondre à toutes les demandes. L’institution s’appuie alors beaucoup sur son réseau de partenaires, parmi lesquels Emmaüs Connect. Mais là aussi, les moyens sont modestes : « depuis notre création en 2013, nous avons accompagné 30 000 personnes sur les 6 millions d’exclus du numérique. C’est une goutte d’eau », déplore Victor Estienney. Les formations proposées ci-et-là ne sont pas toujours adaptées aux besoins du public. France, retraitée, s’est rapprochée de plusieurs structures avant d’arriver au CRIJ PACA : la première, « c’était quatre jours d’affilée. C’est trop ! » La seconde : « c’était de 11 heures à 13 heures, ça ne va pas, c’est l’heure des repas ». Elle va prochainement déménager à Aubagne, en périphérie et elle s’inquiète car là-bas, elle n’a trouvé aucune offre de formation.

Qui dit formation dit également formateurs, or « seulement 10% des travailleurs sociaux sont formés aux problématiques de l’exclusion numérique », observe le chargé de projet d’Emmaüs Connect qui s’attelle d’ailleurs à cette mission. Il se réjouit du plan d’inclusion lancé par le Secrétariat d’Etat au numérique en fin d’année dernière : « c’est une bonne chose, ça n’avait pas été fait avant. » Cela suffira-t-il à ne laisser personne sur le carreau d’ici 2022, date à laquelle la dématérialisation devrait être totale ? « Je ne pense pas, regrette-t-il. Il reste un énorme travail à faire ».

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