La France, championne du pessimisme

Une étude européenne récente a démontré que les travailleurs français s’expatriaient moins que leurs voisins. Traduction pour nos confères : la France « mauvaise élève », les Français « casaniers ». Un vocabulaire défaitiste qui oublie l’essentiel : l’herbe est plus verte en France qu’en Pologne ou en Roumanie.

Napoléon 1er après avoir lu un article des Échos sur les performances françaises en Europe. (Piet d’après le sacre de Napoléon de Jacques-Louis David, 1808)
Napoléon 1er après avoir lu un article des Échos sur les performances françaises en Europe.
(Piet d’après le sacre de Napoléon de Jacques-Louis David, 1808)

Ce papier est le second épisode d’une nouvelle chronique intitulée “Bons baisers de Bruxelles”, tenue d’une main de maître par notre journaliste spécialisé en affaires européennes Pierre Pauma. Dans cette nouvelle série, Pierre vous racontera l’actualité de Bruxelles comme vous ne l’avez jamais vue, avec humour et légèreté. Souvent considérée comme ennuyeuse, l’information européenne est pourtant au coeur de la vie des citoyens français, pour le meilleur ou pour le pire…

Imaginez-vous 5 minutes dans la peau d’un journaliste web généraliste. C’est le début d’après-midi, vous n’avez rien d’urgent avant une dépêche qui doit tomber vers 16h. Vous allez en profiter pour gland… faire de la veille d’actu sur Facebook et Twitter. Soudain, votre rédacteur en chef déboule et vous arrache à la lecture d’une passionnante analyse en bande dessinée « Diet vs pizza » chinée sur 9GAG. Dans sa main, un paquet de photocopies agrafées qu’il vous tend. Vous sentez le traquenard.

« Tiens, Eurostat vient de sortir une étude sur la mobilité des travailleurs dans l’UE. Faudrait en faire un résumé d’ici la fin de l’après-midi. Parce qu’il faut absolument parler de cette étude le jour de sa sortie. C’est très important. Si on sort l’article deux jours après, tout le monde s’en fout, c’est périmé tu comprends. T’as rien de plus urgent ? C’était pas une question haha. Et merci hein ! »

C’est ainsi que vous devez résumer en un temps record 7 pages déjà ultra synthétisées en un article qui demandera deux minutes de lecture, infographies comprises. Et avec un titre accrocheur s’il vous plaît. C’est typiquement le papier punition pour les rédacteurs, qui surnomment parfois cet exercice « l’article “Selon une étude à la con” ». Car oui, un article sur une étude Eurostat (ou Insee), c’est la promesse d’un après-midi vissé sur une chaise de bureau à tirer la substantielle moëlle de tableurs Excel, et à tenter de rendre le tout « sexy ».

Mais il existe une parade pour rendre ce pensum moins pénible pour le rédacteur : le concours de celui qui pisse le plus loin. Ou benchmarking en terme plus châtié. Dans une étude comparative européenne, votre mission sera de trouver la place de votre pays et d’amorcer votre accroche en fonction de son classement. Pour avoir plus de chances de faire l’objet d’un article, Eurostat vous a mâché le travail dans son communiqué de presse en français, en soulignant que les travailleurs français expatriés sont parmi les plus qualifiés d’Europe. Ça, c’est quand on voit le verre à moitié plein.

NE PAS TRAVAILLER À L’ÉTRANGER, C’EST ÊTRE « MAUVAIS ÉLÈVE ». AH BON.

Las. C’est une autre statistique qui a retenu l’attention de la presse : 1,3% des Français en âge de travailler vivent dans un autre pays de l’UE. « Les Français sont les troisièmes Européens les plus casaniers », juge Le Monde. Les Échos ont carrément confondu la synthèse d’Eurostat avec une étude Pisa. La France serait le « mauvaise élève » de l’Union Européenne en matière de mobilité. Pas même un petit « cocorico » pour souligner que la France est devant l’Allemagne. Car oui, avec 1% d’expatriés seulement, la première puissance économique du continent est aussi la moins mobile. Et pour cause, l’Allemagne souffre d’un manque chronique de main d’œuvre, et les Allemands n’éprouvent pas spécialement le besoin de postuler à l’étranger. Rien que cette information devrait mettre la puce à l’oreille et suggérer que l’immobilité n’est pas forcément un gage de médiocrité.

D’ailleurs, la Roumanie et ses 19% d’actifs expatriés ne semble guère enchantée de son titre de championne d’Europe de la mobilité. Pour ce blogueur du journal roumain Adevărul, c’est même une « tragédie ». Malgré la hausse des salaires et le développement économique, la Roumanie ne parvient pas à retenir sa population, et celle-ci décline depuis 1990. Faire des pieds et des mains pour attirer les investisseurs c’est une chose, mais garder la main d’œuvre pour les faire tourner en est une autre ! Et à ce petit jeu-là, la France tire plutôt bien son épingle du jeu. Elle est même attractive. Avec 82 000 immigrants communautaires venus de l’UE, la France est le 4e plus gros pays d’accueil pour les travailleurs européens (5e si on inclut la Suisse).

On peut s’interroger sur ce qui rend la France aussi attractive pour la main d’œuvre étrangère, et qui dissuade la sienne d’aller voir ailleurs en dépit d’un taux chômage qui reste encore très élevé dans l’Hexagone. Au hasard, on peut tenter une corrélation entre une faible mobilité et des salaires élevés. En Roumanie, le salaire minimum culmine à 408 euros et le salaire mensuel moyen est de 427 euros. Même son de cloche pour la Lettonie dont le salaire minimum est de 430 euros ou le Portugal (677 euros). En France en revanche, le SMIC cumule à 1498 euros bruts et le salaire moyen à 2231 euros. Quant aux Allemands, avec un salaire minimum qui dépasse les 1400 euros et un salaire mensuel moyen à 2355 euros, on leur en voudra difficilement d’être « casaniers », pour reprendre les mots du Monde ! La seule exception reste évidemment le Luxembourg, qui affiche une mobilité très au-dessus de la moyenne et des salaires records.

Source : Eurostat
Source : Eurostat

En somme, le seul tort du Français qui rechigne à s’expatrier est de ne pas vouloir travailler pour un salaire deux fois inférieur à ce qu’il peut espérer en France. Un chiffre extrait de l’énorme magma statistique que constitue la base de données d’Eurostat plaide pourtant en faveur de l’image d’un peuple mobile : la France est le peuple européen qui a le plus migré en 2016, avec plus de 260 000 départs pour l’étranger (42 % de plus qu’en 2007 !). Mais ça, pour nos confrères, ça s’appelle la fuite des cerveaux.

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