Ni impôt, ni armée, une liberté totale dans un État réduit à son expression minimale dont la seule devise est “To Live And Let Live” (“Vivre et laisser vivre”) : le Liberland, nouvelle micronation créée par le Tchèque Vit Jedlicka, a tout pour plaire. Sauf à la Serbie et la Croatie, les deux pays qui l’enserrent et qui, bien qu’amusés au départ, ne trouvent plus l’utopie de ces passionnés du Bitcoin et du libertarisme à leur goût.

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Anton, jeune étudiant en architecture à Vienne. Tim, Américain originaire de Floride. Yoshi alias Niels, ancien comptable hollandais reconverti après le poker dans les cryptomonnaies. Crom, Brésilien issu d’une tribu amazonienne. Attila, étudiant hongrois. Leur point commun ? Tous ont à un moment donné croisé les idées libertariennes sur les réseaux sociaux, par leur implication dans le mouvement Anonymous, par leurs pratiques de hacker, ou encore par leur goût pour les cryptomonnaies.
Comme l’évoquait Kenneth Lillieholm, chef des opérations, ex-membre des services spéciaux de l’armée danoise : « Nous avons deux types de personnes qui débarquent. Il y a des anarchistes puristes qui ne veulent pas de gouvernement. Les autres sont des “minarchistes”, avec pour principe un gouvernement minimal. Mais nous partageons la même base idéologique libertarienne. » Parmi eux, une poignée d’anciens GI de l’armée américaine. Un étrange composite d’idées, de testostérone et d’énergie, qui va des anarchocapitalistes aux ultralibéraux, en passant par des aventuriers tout simplement en quête d’une cause, ou d’un peu d’action. « Il y a trois types d’individus qui viennent au LSA, les touristes, ceux qui viennent nous aider à construire Liberland, et ceux qui viennent pour se faire arrêter. »
MISSION LIBERLAND
L’action ne s’est pas fait attendre bien longtemps. Elle est d’ailleurs devenue le fil conducteur de l’été libertarien. Elle a également servi à définir les paramètres élémentaires d’un État en devenir et surtout en construction. Le 10 mai 2015, le président Jedlicka a été arrêté par la police des frontières croate qui l’accuse d’avoir illégalement franchi la frontière entre Croatie et Liberland.
Retenu pendant quelques heures au commissariat, il a fini par en sortir en clamant l’absurdité de son arrestation. La Croatie considérant que le Liberland lui appartenait, elle ne reconnaissait officiellement aucune frontière entre les deux. « Comment peut-on m’accuser de franchissement illégal de la frontière si la frontière n’existe pas ? », demandait avec pertinence le président de la micronation.
Pour compliquer l’affaire, peu de temps auparavant, le ministre des Affaires étrangères serbe avait déclaré que la Serbie ne réclamait pas ce territoire. D’autorité et suivant les cartes cadastrales du XIXe siècle, Gornja Siga — ancien territoire de chasse où se trouve le Liberland — lui revenait avec quelques autres enclaves disparates. Le problème devenait donc purement croate. « Merci de nous aider à déterminer les frontières du Liberland », criait souvent le président aux patrouilles fluviales qui s’approchaient du bateau de LSA.
En effet, la première étape pour un État consiste à définir son territoire. Ce sont les policiers qui le firent, à leur corps défendant, en arrêtant systématiquement toute intrusion des activistes sur le territoire. On dénombre trente arrestations de militants pendant l’été. Ainsi a-t-on pu commencer à définir les limites du nouvel État.
Tous les scénarios ont été imaginés. Toutes les possibilités exploitées. Il fallait à tout prix pénétrer au Liberland, déjouer les forces de police, planter le drapeau et séjourner aussi longtemps que possible sur le territoire. Au départ, les arrestations faisaient partie du scénario. C’était une manière de tester les autorités croates, de les prendre en faute. Pourtant, celles-ci ont fini par s’accumuler. Bien que le pays fasse maintenant partie de l’Union européenne, les geôles de la prison d’Osijek ne semblent pas avoir beaucoup changé depuis la fin de l’ère titiste. « Je n’ai pas du tout envie d’y retourner », avoue Ulrik Haagensen, un Danois de 32 ans arrêté en juin qui dit avoir passé quatre jours « dans une cellule avec douze autres prisonniers, des voleurs et des criminels ».
En dévisageant Ulrik, grand gaillard solide au sourire triomphant, on comprend que ce séjour n’a pas été de tout repos. La riposte des Croates a également consisté à augmenter le montant des amendes. Elles sont passées en quelques semaines de 2 100 kunas, soit environ 275€, à 18 000 kunas, 2 350€. Le LSA a systématiquement payé les amendes et les cautions pour éviter la prison aux activistes. Chaque arrestation a été documentée, scrutée par l’avocate croate du LSA Sonja Prstec, qui pointe que « la Croatie se retranchait derrière l’article de la convention de Schengen sur les frontières » pour légitimer ces arrestations. Une explication bien contestable.
JAMES BOND SUR LE DANUBE
La stratégie a ensuite évolué. Alors que les arrestations siphonnaient des sommes de plus en plus importantes et que le LSA avait engrangé suffisamment de dossiers potentiellement exploitables pour contester juridiquement leur légalité, les missions se sont faites plus complexes. Il s’agissait d’abord de tester tous les points faibles de la juridiction croate. Ayant constaté que des pêcheurs croates munis d’un permis de pêche avaient le droit de se balader au Liberland, certains libertariens se sont improvisés pêcheurs du dimanche, dûment munis de leur permis de pêche en règle. Ils ont tout de même été arrêtés.
« On a envoyé une mission de charme avec l’équipe féminine tchèque de volley », raconte Lillieholm. La police les a aussi interceptées. « On a perdu sept bateaux pneumatiques », ajoutait-il, amusé. Aussi, avec le temps, les missions sont davantage devenues un exercice médiatique, visant à souligner, via les réseaux sociaux, l’ineptie de la situation et à tourner en ridicule les autorités croates. Peut-être y avait-il une véritable velléité de les avoir à l’usure… Il n’en fut rien. Le territoire est toujours à ce jour patrouillé jour et nuit, par la terre et par le fleuve.
Pour l’atteindre, il existe trois possibilités. La voie terrestre, côté croate, emprunte la route longiligne construite sur la digue censée bloquer les crues du Danube et s’étire parallèlement à celui-ci. Après avoir parcouru la digue sur 4 km, on peut quitter la route et s’enfoncer dans la touffeur de la forêt par de petits chemins de traverse et rejoindre ainsi la terre rêvée. Cependant, cette unique route s’avère extrêmement surveillée.

Étrangement, le LSA ne s’est jamais lancé dans l’aventure de la voie aérienne. Les libertariens avaient pourtant en tête les images de plages de sable blanc, comme celle d’un atoll du Pacifique, que Jedlicka avait ramené de son survol du Liberland avec l’équipe des journalistes du New York Times et de Bloomberg.
Par conséquent, c’est par la voie fluviale que les principales tentatives ont été lancées. Comme celle du dimanche 9 août 2015, avec son cortège de journalistes venus, le temps d’un week-end, s’injecter un peu de frisson et d’adrénaline avant de retourner dans leurs rédactions, s’interrogeant avec perplexité sur l’avenir du Liberland. Ce jour-là, la mission était établie comme un plan de bataille. Le bateau du LSA, avec à sa proue le drapeau de la micronation claquant au vent, devait servir d’appât en narguant la navette de la police.
Simultanément, en aval, sur une barque à moteur pilotée par un slovène cagoulé, deux activistes se préparaient à mettre le pied sur le Liberland, caméra Go-Pro fixée à la taille, bien résolus à ne pas se faire prendre. Deux personnalités on ne peut plus différentes. Alex, un jeune britannique de 20 ans arrivé la veille en vélo d’un tour des Balkans. Et OB, un Américain, la cinquantaine bien tassée, adepte du whisky et de l’exorcisme, ex-prêcheur évangéliste en Chine…
Le ballet nautique qui s’en suivit fut haut en couleur. D’abord tombés dans le panneau qui leur était tendu, les policiers croates ont suivi la frégate, essayant d’anticiper son plan d’abordage sur Liberland. Finalement prévenus par des douaniers postés sur la plage qui avaient aperçu à quelques centaines de mètres la barque approcher, l’embarcation de la police a ensuite obliqué à 90 degrés et tracé à toute allure en direction de la plage dont OB et Alex s’approchaient. Pour compliquer encore un peu l’affaire et ouvrir un troisième front, Nikolajsen, chef du LSA connu de la police et immédiatement reconnaissable par son habituel chapeau de paille effrangé, s’est jeté à l’eau, feignant de rejoindre l’Eldorado à la nage.
Dilemme pour les policiers, attraper le meneur ou deux activistes encore inconnus de leur service de renseignements ? Ce fut l’hésitation de trop. OB, malgré un accostage lamentable, dû à une condition physique discutable, et Alex, véloce et piqué à l’adrénaline, ont tout juste eu le temps de mettre les pieds au Liberland avant de devoir regagner la barque. Il leur a fallu s’agripper aux rebords de l’embarcation. Le pilote de la police, furieux et floué, tenta autant qu’il put de retourner la barque, la frôlant et l’encerclant afin de créer des remous pour faire chavirer les 5 membres d’équipage.
DARK DANUBE
Avec l’arrivée de l’automne, tout a changé. Les activistes sont repartis les uns après les autres. Ne sont restés au QG de Bezdan que trois membres de LSA. Un ciel gris et bas s’était plaqué sur le paysage. Les missions ne sont pas parvenues à entailler la persévérance des autorités croates. Le Liberland n’a pas obtenu de reconnaissance diplomatique. Le site du LSA a annoncé la suspension des activités pendant l’hiver, donnant rendez-vous aux activistes au printemps à venir. Le président a retrouvé ses quartiers à Prague et poursuit son lobbying : Qatar, Koweït, États-Unis, Dubaï…
Lors d’une des dernières missions de septembre 2015, le bateau du LSA a été saisi par les autorités croates. Il est dorénavant arrimé juste en contrebas du poste-frontière, sous le pont de Batina d’où on peut l’apercevoir. Tout semblait s’enfoncer dans un hiver qui s’annonçait long et gris, comme le paysage qui avait subitement abandonné son allure estivale. Les 3 derniers activistes attendaient impatiemment de partir, l’humeur était assez étrange, délétère et cinglée après tous ces mois d’euphorie et de camaraderie.
Liberland pour autant n’a pas dit son dernier mot. La micronation, faute de consolider son territoire, évolue sur un modèle virtuel, où la citoyenneté assurerait la possibilité d’ouvrir des compagnies, de gérer des affaires.
Au printemps 2016, le bureau de Zaha Hadid a lancé un concours d’architecture dans la perspective d’un futur peuplement du territoire. Les plans d’architecte qui ont été sélectionnés donnent à voir des tours immenses, des jardins suspendus, des installations high-tech. Un univers bigarré à la Blade Runner.
Patrick Schumacher, bras droit de Zaha Hadid, l’architecte chargé du concours, a également imaginé des maisons flottantes qui pourraient être ancrées dans les eaux territoriales, tout près du Liberland. Ce télescopage entre l’ultra modernité et le territoire encore sauvage et inhabité de Gornja Siga reste peut-être la meilleure manière d’appréhender l’histoire du Liberland. Profondément, il s’agit toujours d’un vieux rêve porteur d’une dimension universelle : conquérir de nouveaux espaces et vivre selon ses désirs.
NB : L’article que vous venez de lire ayant été librement édité par la rédaction, vous pouvez le lire dans sa version originale, ici.
Ce qui serait intéressant aussi, ça serait d’obtenir des déclarations des autorités serbes et des autorités croates.
Parce que les aventures de Therry La Fronde, je ne suis pas sûr que ça nous emmène très loin, au-delà de l’aspect sensationnel…
Tout dépend de la taille de la fronde 🙂