Au Haut-Karabakh, 25 ans de conflit absurde

Depuis la chute de l’URSS en 1991, les Arméniens du Haut-Karabakh attendent toujours que leur État autoproclamé soit reconnu par la communauté internationale. Alors que perdure le conflit armé avec l’Azerbaïdjan, les deux populations, victimes et otages, aspirent désespérément à la paix.

Enfants jouant au football dans les rues de Stepanakert, capitale République du Haut-Karabakh.  (photo Arthur Fouchère/8e étage)
Enfants jouant au football dans les rues de Stepanakert, capitale de la République du Haut-Karabakh.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

À Talish, dans la région de Martakert au Haut-Karabakh, une poignée d’hommes tentent de reconstruire leurs maisons, à moins d’un kilomètre de la ligne de contact et du sol azéri. Tracée le 16 mai 1994, à l’issue de trois années de guerre ayant fait dans les deux camps 30 000 morts et plus d’un million de déplacés internes et réfugiés, cette frontière précaire sans accord de paix est régulièrement le théâtre de heurts depuis la reprise des hostilités, en avril 2016. Cette seconde guerre éclaire, dite « des quatre jours », a fait plus d’une centaine de victimes de part et d’autre de la ligne de front. Pourtant, l’offensive de Baku lui a fait prendre l’ascendant en récupérant une portion symbolique — une dizaine de km2 –, sur les 8000 km2 de territoires abandonnés au Haut-Karabakh après la déroute de 1994. Depuis, chaque mois, des Azéris et Karabakhtsis perdent la vie.

Le long de l’axe principal de la ville évacuée, où les demeures récemment bombardées se mêlent aux ruines de la première guerre, ces habitants opiniâtres accueillent un convoi militaire venu ravitailler en eau les troupes en cette journée de juillet. « Nous sommes prêts à aller au combat à tout moment s’il le faut », expliquent-ils en montrant la colline séparant les deux états. « Ces modestes reconstructions nous permettent d’y croire. Il faut préparer le retour des personnes déplacées, reconstruire notre école, entretenir nos monuments commémoratifs », soulignent-ils avec un optimisme saisissant.

(carte Courrier International)
(carte Courrier International)

À seulement quelques centaines de mètres, en contrebas de la route, un camp de toile abrite des renforts immédiats. Non loin de là, après vingt minutes de route de terre sinueuses, se dessine le village de Mathagis, frappé lui aussi. Cependant, ici, la vie a pu rapidement reprendre son cours, comme l’explique Garik, un ouvrier d’une soixantaine d’années. « Par chance, les missiles ont frôlé ma maison et ont atterri sur la route. Oui, j’ai eu très peur, mais j’ai voulu revenir vite. J’ai connu l’horreur de la guerre au début des années 90, et il m’en faut plus pour quitter ma maison », témoigne-t-il modestement, en compagnie de son fils.

Majestueuse terre montagneuse, le Haut-Karabakh a été ballotté au sein de la Transcaucasie, au fil des invasions. Historiquement arménien, il appartenait au Royaume d’Arménie dès le IIe siècle av. J.-C., avant d’être intégré au IVe siècle à celui d’Aghbanie, berceau du peuple azéri, sous l’empire sassanide. En 1921, il est rattaché en tant que région autonome à l’ex-République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan par le bureau caucasien du parti bolchévique sous l’influence, selon les Arméniens, de Staline, alors commissaire aux nationalités. Profitant de la dislocation de l’URSS, le Haut-Karabakh invoque la loi soviétique pour réclamer, en vain, son rattachement à la RSS d’Arménie en 1988 avant de finalement voter son indépendance, le 2 septembre 1991, dans le sillage d’Erevan et Baku.

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Peuplée de 151 000 âmes, dont 95% d’Arméniens (contre 75%, pour 25% d’Azéris, en 1991), celle que ses habitants nomment depuis 2017 la République d’Artsakh, en référence à la dixième province de l’ancien Royaume d’Arménie, n’a pourtant jamais été reconnue par la communauté internationale et est plus que jamais revendiquée par Baku, au nom du droit au respect de l’intégrité territoriale. Fort de ses institutions démocratiques — un président, un parlement monocaméral, une liberté d’expression — le Haut-Karabakh lui oppose le principe de l’autodétermination des peuples, invoquant les discriminations ethniques subies notamment au cours du XXe siècle.

Sur la place de la Liberté de la paisible capitale Stepanakert (Khankendi, en azéri), à l’abri des violences sporadiques qui ont lieu à seulement 25 km de là, des affiches de propagande militaire rappellent la prégnance du conflit. À l’instar du camp azéri, 20 000 hommes sont officiellement présents le long des 300 km de la ligne de cessez-le-feu. « Peu importe le chiffre ! Chez nous, tout le monde est un potentiel soldat ! », insiste fièrement Senor Hasratyan le porte-parole du ministère de la Défense du Haut-Karabakh, intransigeant dans la résistance à « l’agresseur » azéri.

Talish, l'une des nombreuses villes fantômes du Haut-Karabakh, a été évacuée en avril 2016. Lors de la première guerre, elle avait déjà été le théâtre de violents combats.  (photo Arthur Fouchère/8e étage)
Talish, l’une des nombreuses villes fantômes du Haut-Karabakh, a été évacuée en avril 2016. Lors de la première guerre, elle avait déjà été le théâtre de violents combats.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

Une curiosité non dissimulée s’esquisse sur son visage à l’évocation de ce peuple qui vit à quelques kilomètres : « Ah… Vous les avez rencontrés… Alors, que pensent-ils de nous ? Comment vivent-ils ? », s’exclame d’un ton flegmatique le militaire en treillis, derrière son bureau.

À moins de 30 km de Talish, dans la ville de Barda en Azerbaïdjan, Anar* regarde les images sordides du corps sans vie d’une jeune enfant de deux ans. Elles passent en boucles sur la chaîne d’information locale. Une victime, avec sa grand-mère, d’une contre-offensive karabakhtsie début juillet 2017, sur la ville d’Alkhanly. L’armée azérie dénonce un crime de guerre. Les autorités du Haut-Karabakh, elles, accusent Baku de ne pas respecter les conventions internationales et d’utiliser sa population comme chair à canon, invoquant la présence de bases militaires à proximité des villages.

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Depuis plus de vingt ans, les deux voisins ennemis s’accusent mutuellement de violer en permanence le cessez-le-feu. L’Arménie a demandé qu’une mission d’observation soit mise en place sous l’égide de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), mais se heurte au refus catégorique de l’Azerbaïdjan.

À 26 ans, Anar travaille dans le secteur pétrolier et vit dans une demeure délabrée à laquelle il a su néanmoins donner du charme. Depuis que sa mère est partie avec sa sœur à Baku, il veille sur son père. Las de toute cette violence, le jeune homme ne peut s’empêcher de soupirer. « Notre peuple veut la paix, tout le monde veut la paix ! Mais les Arméniens ont aussi leur part de responsabilité en tuant des civils. Ce conflit est vraiment complexe, un cercle vicieux », commente-t-il, tout en traitant son propre président — l’autocrate Ilham Aliev — de « dictateur » privant sa population de droits sociaux et politiques et favorisant la négation du génocide arménien.

« J’avoue ne jamais avoir essayé d’entrer en contact à distance avec un habitant du Karabakh. Je risque d’être arrêté si l’on intercepte une conversation par téléphone, des messages privés ou des mentions sur les réseaux sociaux », poursuit-il, à la fois lucide et résigné.

Barda, Azerbaïdjan, à 30km de la ligne de front.  Une statue à l’effigie d’Heydar Aliev, père de l’actuel président, qui dirigea le pays de 1993 à 2003. (photo Arthur Fouchère/8e étage)
Barda, Azerbaïdjan, à 30km de la ligne de front. Une statue à l’effigie d’Heydar Aliev, père de l’actuel président, qui dirigea le pays de 1993 à 2003.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

Dès qu’il le peut, Anar retrouve ses amis d’enfance dans l’un des squares de Barda, pittoresque ville de 40 000 habitants traversée par la rivière Tartar, pour refaire le monde autour d’un thé ou de sodas. Parler du Haut-Karabakh leur semble aussi inquiétant qu’intrigant. « Il paraît que c’est très beau, mais nous ne pourrons jamais y aller, comme il nous est également interdit d’aller simplement en Arménie. Peut-être qu’un jour nous tisserons des liens d’amitié avec eux. Tu nous raconteras ! », s’exclame avec un air candide Tural, son meilleur ami.

Hors du riche centre de Baku, l’Azerbaïdjan est un pays aux inégalités criantes, même si les infrastructures se modernisent peu à peu. Encore aujourd’hui, la question du Haut-Karabakh est dans les esprits des neuf millions d’habitants. Et si beaucoup considèrent que le territoire doit impérativement leur revenir, d’autres estiment que la problématique est devenue un thème de diversion. « Notre président invoque la question du Haut-Karabakh lorsque la situation économique lui échappe. Comme par hasard, le conflit armé a repris alors que des manifestations émaillaient le pays, frappé par la crise des prix du pétrole », commente un jeune couple d’artistes de passage à Ganja, la seconde ville d’Azerbaïdjan. Le pays a en effet subi une forte inflation après l’importante dévaluation de sa monnaie, le manat, tandis que le budget consacré à la défense a plus que quintuplé en quinze ans.

LA SOUFFRANCE DES DÉPLACÉS ET RÉFUGIÉS

Les deux peuples ont énormément souffert et souffrent encore dans leur chair de ce conflit qui, en plus des milliers de victimes qu’il a engendrés, a entraîné le déplacement de 650 000 Azéris et 400 000 Arméniens. Au Haut-Karabakh, ces personnes ont vécu dans des conditions extrêmement difficiles avec une aide internationale très limitée.

Un camion militaire venu ravitailler en eau les troupes karabakhtsis est accueilli par des évacués dans la ville de Talish, au nord-est du Haut-Karabakh. Derrière la colline (arrière-plan), se trouve la ligne de front et l'Azerbaïdjan. (photo Arthur Fouchère/8e étage)
Un camion militaire venu ravitailler en eau les troupes karabakhtsis est accueilli par des évacués dans la ville de Talish, au nord-est du Haut-Karabakh. Derrière la colline (arrière-plan), se trouve la ligne de front et l’Azerbaïdjan.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

En Azerbaïdjan, bien que le dernier camp d’urgence ait officiellement été fermé par les autorités azéries en 2008 et que beaucoup aient été relogés dans des installations neuves près de la ligne de contact et des grandes villes, il reste, selon le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR), des centaines de milliers de gens dans des conditions d’hébergement précaires. Ils occupent d’anciens bâtiments soviétiques à l’abandon ou des dortoirs d’université.

Ces personnes ont notamment dû fuir les sept régions adjacentes au Haut-Karabakh. “Territoires occupés” selon Baku et les résolutions de l’ONU de 1993, zones simplement “contrôlées” aux yeux de Stepanakert — capitale et plus grande ville de la République du Haut-Karabakh — et qui, pour l’heure, empêchent une reprise de plus grande ampleur du conflit armé en servant de zone tampon.

QUI ES-TU, MON ENNEMI ?

À Stepanakert, où la tradition chrétienne-orthodoxe (par le biais de l’Église apostolique arménienne, alors que l’Azerbaïdjan est un état laïc où l’islam chiite est peu pratiqué) est encore plus ancrée qu’à Erevan (NDLR, capitale de l’Arménie), les terrasses et bars se font rares. Entre fierté et doutes, la jeune génération aspire à s’ouvrir au monde. Pour ces jeunes filles et jeunes hommes, l’ennemi azéri est à la fois un danger et un mythe difficile à se représenter.

Le restaurant "Mickey Mouse", la fierté du jeune Serjo, est l’un des rares lieux de sortie pour la jeunesse de Stepanakert. (photo Arthur Fouchère/8e étage)
Le restaurant “Mickey Mouse”, la fierté du jeune Serjo, est l’un des rares lieux de sortie pour la jeunesse de Stepanakert.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

Anna, tout juste 18 ans, fait partie de celles et ceux qui n’ont pas connu la guerre d’indépendance même si, comme tous ses amis, elle côtoie au quotidien des proches qui n’arrivent pas à pardonner. À côté de ses études, elle a intégré le centre TUMO, un pôle d’excellence spécialisé dans les nouvelles technologies ouvert gratuitement aux 12-18 ans créé par Sam Simonian, un mécène issu de la diaspora. Lancé en Arménie en 2011 puis en septembre 2015 à Stepanakert, Tumo constitue pour beaucoup l’espoir et le futur de la communauté arménienne.

Le soir, Anna se rend souvent dans le restaurant “Mickey Mouse” de Serjo, discret et sympathique jeune homme de 23 ans. Journaliste, il vient parallèlement d’ouvrir avec un ami ce lieu convivial, spécialisé dans les grillades, qui jouxte un centre d’animation pour enfants. « Mon rêve ? La paix et l’indépendance de l’Artsakh ! Pour le moment, les seules choses que j’ai vues des Azéris ce sont des vidéos montrant une hostilité à notre égard. Ce qui entretient la haine chez nous, en mécanisme de défense. Mais je sais au fond de moi que nos deux peuples ont une vision biaisée. Nous pourrions apprendre à nous connaître si seulement nous en avions la possibilité », développe-t-il.

SORTIR DE L’ISOLEMENT FORCÉ

Zone enclavée, le Haut-Karabakh n’a en attendant pas d’autres choix que de pérenniser sa croissance (NDLR, 10% en moyenne depuis dix ans) et d’éviter de se replier sur lui-même. Son économie, relativement diversifiée (hydroélectricité, industrie extractive, comme le cuivre, eau-de-vie), est très dépendante de l’Arménie, qui alimente encore près de la moitié de son budget (NDLR, 93 millions de dollars sur les 195 millions du budget 2017).

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La place du palais présidentiel à Stepanakert.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

« Ces prêts, dont le remboursement n’a jamais été exigé, correspondent à la compensation des frais de douane des articles karabakhtsis qui transitent par l’Arménie », explique dans le bâtiment de l’Assemblée nationale, qui fait face au palais présidentiel, Hayk Khanumyan, unique député de l’un des partis d’opposition : “Renaissance nationale”. Intégrés dans une « zone économique arménienne » reconnue par le FMI et la banque mondiale, ces produits aux standards arméniens circulent principalement via le corridor de Latchine.

Pour Stepanakert, les défis restent donc importants. La centralisation du pouvoir autour du président Bako Sahakyan, qui sera effective en 2020, préoccupe quant à elle l’opposition. Le Haut-Karabakh n’est de surcroît pas immunisé contre la corruption, qui gangrène l’Arménie voisine depuis des décennies. Enfin, le renforcement du nationalisme en réaction à la militarisation de Baku fait craindre à beaucoup d’habitants une escalade de la violence, comme les pogroms anti-Arméniens de Sumgait et Baku en 1988 et 1990 avaient exacerbé un sentiment d’injustice, engendrant le massacre d’Azéris à Khodjali en 1992. Les Arméniens, qui réfutent cette version des faits, ont eux-mêmes dénoncé des actes de barbarie perpétrés par les soldats azéris en avril 2016, ce qui n’a fait que renforcer les tensions.

« Le jour de la victoire, l’armée de défense de l’Artsakh et la libération de Shushi. 9 mai 1992 » rappelle cette affiche sur la place de la Liberté à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh. (photo Arthur Fouchère/8e étage)
« Le jour de la victoire, l’armée de défense de l’Artsakh et la libération de Shushi. 9 mai 1992 » rappelle cette affiche sur la place de la Liberté à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh.
(photo Arthur Fouchère/8e étage)

Aujourd’hui, les espoirs d’un accord de paix à court et moyen terme sont minces. Baku et Erevan, qui représente le Haut-Karabakh sans pouvoir reconnaître pour autant son indépendance, s’appuient depuis 1992 sur la médiation du groupe de Minsk, présidé par les États-Unis, la France et la Russie, sous l’égide de l’OSCE. Pourtant, alors que les deux parties au conflit ne semblent pas prêtes à faire les concessions nécessaires, le trio diplomatique semble pour sa part se satisfaire d’un statu quo. Les premiers étant partagés entre leur attachement à la diaspora arménienne, fortement représentée dans leur pays, et leurs relations économiques avec Baku tandis que la Russie, pro-Arménie à l’origine du conflit, arme désormais les deux états.

Territoires interdits, peuples diabolisés… Il brille pourtant une lueur d’espoir dans les yeux de ces hommes et de ces femmes, au-delà du discours propagandiste et du conflit ethnoterritorial fantasmé. Si on leur a appris à haïr l’autre, Karabakhtsis et Azéris ont encore leur libre arbitre et leur cœur pour vaincre les préjugés et croire à cette réconciliation prétendument impossible.

*Certains prénoms ont été modifiés

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