Dans l’indifférence la plus totale, l’Union européenne a fait développer un jeu de gestion politique qui occupera difficilement votre neveu en CE2 plus de 10 minutes. Pourtant, question taxes, les développeurs grecs basés au Luxembourg étaient plutôt bien informés.
Ce papier est le premier épisode d’une nouvelle chronique intitulée “Bons baisers de Bruxelles”, gérée par notre journaliste spécialisé en affaires européennes Pierre Pauma. Dans cette nouvelle série, Pierre vous racontera l’actualité de Bruxelles comme vous ne l’avez jamais vue, avec humour et légèreté. Souvent considérée comme ennuyeuse, l’information européenne est pourtant au coeur de la vie des citoyens français, pour le meilleur ou pour le pire…

(Éditeur : Union européenne)
Le divertissement comme introduction aux sujets complexes. La belle idée. Le « Serious Game » a vécu de belles années d’insouciance, avant que la communication politique ne mette le grappin dessus. Le Monopoly, créé en 1935, en est peut-être le plus célèbre exemple. L’idée a depuis fait son chemin. En France, le groupe parlementaire La République en Marche a même décidé de lui consacrer un groupe d’étude.
Pour l’Union européenne (UE), le « Serious Game » est un des piliers du programme TaxEdu lancé en novembre 2017, et ce dans la plus grande indifférence. Avec ce portail pédagogique, l’UE veut sensibiliser le jeune public à l’utilité des impôts et des services publics. Tout sauf anodin, à l’heure où les eurosceptiques se régalent d’argumentaires simplistes farcis de chiffres sur le coût des institutions européennes pour le contribuable. À Bruxelles, Pierre Moscovici himself s’est félicité du lancement de TaxEdu, mais personne ne semble l’avoir entendu depuis les rédactions parisiennes. Au menu : des vidéos explicatives, des fiches pédagogiques en ligne… Mais aussi Taxlandia, un jeu vidéo qui vous propulse à la tête d’un pays de l’Union européenne.
"#TaxEdu is more than ‘just another learning portal’ on the European educational market place." @pierremoscovici pic.twitter.com/MpYRXCXAdW
— EU Tax & Customs (@EU_Taxud) 21 novembre 2017
Le scénario : longtemps prospère grâce à un taux d’imposition ridiculement bas ayant attiré de nombreux investisseurs, le petit pays de Taxlandia a subi la crise de plein fouet. L’économie moribonde et le mauvais état des infrastructures causé par de faibles investissements publics font fuir entreprises et touristes. Avec un niveau de difficulté adapté à l’âge du joueur (9-12 ans, 13-17 ans, 18-25 ans) vous devrez fixer un nouveau taux d’imposition et réaliser des investissements judicieux dans l’économie, les services publics et l’environnement, afin de redresser le pays. À la fin de l’année, vous pourrez choisir de financer ou non de grands projets : ils rendront de fiers services à la population, mais pèseront lourd dans votre budget. Le joueur français se frotte les yeux : les services publics c’est important, et c’est « Bruxelles » qui le dit après des années de coups de pression pour non-respect des 3% de déficit ?
UN JEU DE GESTION QUI SE FINIT EN… 30 SECONDES
Passons outre la pauvreté des graphismes et le rythme du jeu saccadé par des cinématiques de construction aussi lentes que répétitives. Intéressons-nous plutôt à sa durée de vie qui n’excède pas une minute, même en mode difficile. Pour faire court, le taux d’imposition global au début du jeu est de 5%, ce qui laisse au joueur une belle marge de manœuvre ! En prélevant 60% d’impôts, vous gardez 100% d’opinion favorable. En tant que Français (deuxième taux d’imposition global de l’UE avec 45% du PIB), il est de mon devoir d’avertir la Commission que ceci n’est pas réaliste ! Pour terminer le jeu, il suffit de relever légèrement le taux d’impôts, de passer à l’année suivante en refusant tous les grands projets d’infrastructure qui s’offrent à vous (aéroport, barrage, stade de foot…). Bingo, vos citoyens sont heureux, vous êtes sacré(e) meilleur(e) Chef(fe) d’État du monde. Non seulement l’Union européenne vante les mérites du service public, mais en plus elle donne raison aux zadistes de tout poil opposés aux « grands projets inutiles ».
DÉVELOPPÉ PAR INTRASOFT : MADE IN GREECE, ÉLEVÉ AU LUXEMBOURG
D’accord, soyons honnêtes… ce résultat tient plus d’un gameplay simpliste que d’un soudain entichement de la Commission européenne pour la décroissance et l’interventionnisme économique. Taxlandia prend ses aises avec l’économie politique et occulte quelques leviers à la disposition du gouvernement… Et pas des moindres ! À aucun moment vous n’entendrez parler de déficit public ni de dette. Le jeu se calque allègrement sur la bonne vieille comparaison entre le budget de l’État et celui d’un ménage cher aux économistes néo-libéraux : on-ne-dépense-que-ce-que-l’on-a-ma-bonne-dame.
Le jeu n’aborde pas davantage l’épineuse question de la fiscalité des multinationales, nous allons donc le faire à sa place. On aurait pu imaginer un scénario où le joueur doit négocier des accords de non-double-imposition conclus entre Taxlandia et ses voisins, qui permettraient aux sociétés installées à Taxlandia de rapatrier les bénéfices réalisés à l’étranger par une filiale sans que ceux-ci soient taxés dans les deux pays. Eh bien non.
Pourtant, ces accords existent dans la vraie vie, et les développeurs du programme TaxEdu sont bien placés pour en parler. Le programme pédagogique de l’UE a été co-développé par Intrasoft International, une multinationale spécialisée dans les nouvelles technologies et la communication basée au Luxembourg. D’origine grecque, elle a été créée en 1996, l’année où l’accord fiscal entre la Grèce et le Luxembourg est entré en vigueur. Il permet notamment d’éviter aux dividendes circulant d’une filiale vers la société mère d’être taxés deux fois. Intrasoft International a donc pu bénéficier au Luxembourg d’excellentes infrastructures, de la proximité des institutions européennes qui lui ont permis de remplir son carnet de commandes, et d’avantages fiscaux pour elle et ses filiales, grâce aux multiples accords fiscaux entre le Luxembourg et les pays de l’Union européenne.
L’accord conclu entre la Grèce et le Luxembourg a également permis de transférer les bénéfices d’Intrasoft International vers son ancienne société mère, Intracom, basée en Grèce. Un terreau parfait pour mener un business florissant : entre 2000 et 2010, Intrasoft International a distribué 6 millions d’euros de dividendes. En 2011, elle a absorbé sa société mère Intracom. La suite est un peu plus difficile : Intrasoft International, qui garde une importante activité en Grèce, a souffert de la crise et de la hausse des taux d’intérêt, elle a connu plusieurs années de pertes. Elle compte aujourd’hui 1700 employés et est présente dans 19 pays.

(Éditeur : Union européenne)
Bien évidemment, tout ceci est légal et n’a été rendu possible que grâce aux lois votées par l’Union européenne, et par les accords entre ses États membres. Pour la petite histoire, l’accord sur la double-taxation entre la Grèce et le Luxembourg porte la signature du ministre luxembourgeois des Finances de l’époque. Un certain Jean-Claude Juncker… L’intéressé n’a pas révélé s’il avait eu l’occasion de tester Taxlandia.
PROCÈS EN PROPAGANDE POLITIQUE
À lui seul, le jeu cristallise toutes les critiques formulées contre l’Union européenne. Présente sans être nommée, l’orthodoxie budgétaire de Taxlandia (et la fameuse règle d’or des 3% de déficit) fera bondir le Français de gauche prêt à s’attacher sur les rails ou à sa fac pour défendre le service public. Mais ce dernier sera surpris de voir les critiques essuyées par le jeu au Royaume-Uni pour des raisons tout à fait inverses. Le très eurosceptique tabloïd The Sun dénonce les coûts de développement du jeu : quelque 100 000 euros selon ses estimations, obtenues à partir des chiffres fournis par la Commission européenne. Le jeu ne trouve pas plus son public chez les libéraux : cet humble chroniqueur de la très british Foundation for Economic Education (un think tank libertarien), ne s’est pas remis de son Game Over, après avoir choisi de jouer avec un taux d’imposition à 5%. Un taux minimal qui est pour lui « le niveau exact permettant d’assurer des services publics essentiels ». Pour information, le taux d’imposition global le plus bas de l’Union européenne est de 24%. C’est celui de l’Irlande, régulièrement accusée de dumping fiscal par ses voisins.

Pour sa défense, le service de presse de la Commission européenne se contente de réciter le pitch disponible sur son site : le jeu ne poursuit aucun but politique, il souligne simplement « l’importance que chacun apporte une contribution juste au budget des États ». Las, les critiques pleuvent aussi du côté des évaluations laissées sur Google Play Store :
En permettant aux joueurs de gagner sans trop de difficulté, qu’ils taxent leurs administrés à hauteur de 10 ou 60%, l’UE espérait peut-être arriver à un consensus global. Elle semble finalement avoir fait l’unanimité contre elle. Il y a décidément du Hollande dans cette Europe-là… On parlerait volontiers de « shitstorm », si Taxlandia n’avait pas fait un bide : l’application a été téléchargée moins de 5000 fois… Les amateurs de jeux de gestions et d’économie politique se tourneront plus avantageusement vers les jeux flash de Molleindustria : un délicieux concentré de cynisme qui permet aux cols blancs de soigner leur bore-out en se mettant dans la peau d’un préparateur de commandes à McDonald, ou bien d’un magnat du pétrole prêt à toutes les basses pour défendre son business. Les plus acharnés pourront tester l’excellent Masters of the World.
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