Bulgartabac : le scandale qui fait trembler la corruption bulgare

La Bulgarie, pays le plus pauvre de l’Union européenne (UE), s’engage à réformer son système judiciaire depuis 2007 pour venir à bout des pots-de-vin et du clientélisme. Pourtant, selon un récent rapport de la Commission européenne, « la lutte contre la corruption est le secteur où la Bulgarie a réalisé le moins de progrès depuis dix ans ». Alors que Sofia assure depuis le 1er janvier la présidence tournante du conseil de l’UE, un scandale fait trembler l’apparente stabilité du système : celui de l’entreprise Bulgartabac.

(Illustration Mathieu Persan/8e étage)
(Illustration Mathieu Persan/8e étage)

« Scandales, corruption et contrebande. Voilà à quoi sert Bulgartabac. » Les yeux bleus de Tzvetan Vassilev, ancien banquier, sont froids comme la banquise, tranchants comme la glace. « Mais ça n’est pas nouveau — ça dure depuis l’époque où Bulgartabac était officiellement aux mains de l’État. » Créée en 1947, cette entreprise avait le monopole de la production de tabac et de cigarettes en Bulgarie jusque dans les années 90. Le scandale qui la concerne débute il y a sept ans, alors qu’elle occupe encore une place centrale dans la production de tabac en Europe.

En 2011, après quatre démarches de privatisation non abouties, près de 80% de Bulgartabac sont vendus pour 100,1 millions d’euros. « Une somme bien en dessous de ce qui aurait dû être le cas, alors que certains acheteurs en proposaient trois fois plus », explique Atanas Tchobanov, journaliste d’investigation bulgare qui entend démontrer, preuves à l’appui, le système mafieux de l’entreprise sur le site d’information Bivol. Vendue, qui plus est, à BT Invest, une société offshore créée quelques mois auparavant par une banque russe dont l’identité de l’actionnaire était plus que floue. Pendant des années, l’entreprise sert, avance Vassilev, « de vache à lait pour les membres du gouvernement », afin de blanchir des millions d’euros. Aujourd’hui, elle est officiellement dénoncée à Interpol par le KOM (NDLR, le département anticorruption et de lutte contre le crime organisé turc) pour contrebande : la moitié des cigarettes qui passent de manière illégale vers Ankara proviendrait de Bulgarie.

Tzvetan est sûr de ce qu’il avance : il était directeur de la Corporate Commercial Bank (CCB), banque officielle de la firme pendant plusieurs années. Depuis 2014, il est en guerre ouverte avec Delyan Peevski, politicien bulgare corrompu qui serait, affirme-t-il, à la tête du système Bulgartabac. Les deux hommes ont travaillé côte à côte plusieurs années. À la suite d’une grave dispute entre eux, la CCB, à l’époque parmi les banques les plus puissantes de Sofia, coule subitement. Ni une ni deux, Tzvetan Vassilev et sa femme sont recherchés par la justice bulgare et par Interpol pour détournement de fonds. Réfugié en Serbie, Vassilev joue à présent sa dernière carte et candidate pour que son cas soit considéré par le US Global Magnisky Act, qui permet aux États-Unis d’intervenir au-delà de ses frontières en cas d’atteinte aux droits de l’homme ou de corruption à haut niveau. Depuis Belgrade, il rassemble des preuves contre Delyan Peevski et le Procureur général de Bulgarie.

Sur son large bureau blanc, le banquier ouvre un lourd dossier pour étayer ses dires. 
« Peevski utilise ses amis, sa mère ou ses contacts pour qu’ils achètent des parts de Bulgartabac. Il leur laisse 30% des bénéfices et garde le reste pour lui. » Il décrit un système complexe comprenant des dizaines de sociétés basées au Liechtenstein, en Suisse, en Autriche ou à Chypre. Toutes se recoupent à Dubaï, dans une société nommée TGI Middle-East, qui possède de près de 80% de Bulgartabac — ainsi que plusieurs autres compagnies en Bulgarie liées à Peevski. Officiellement, on ne sait pas qui est à la tête de TGI Middle East. Pour Vassilev, « c’est Delyan Peevski ». Il s’en dit « sûr à 100% ».

DELYAN PEEVSKI, INCARNATION DE LA CORRUPTION

La corruption est endémique en Bulgarie, mais une personne se révèle au centre de la plupart des scandales : Delyan Peevski. Premier ministre du MRF, Movement for Rights and Freedom, il est depuis longtemps décrié par les activistes bulgares et par les quelques médias qui osent encore s’exprimer. En 2016, le journal allemand Der Spielgel le surnomme « l’Iceberg de la corruption ». Résultat, à 37 ans, cet homme, aussi large que haut, est devenu le visage du clientélisme bulgare.

En 2001, à 21 ans, alors qu’il n’a pas encore fini ses études de droit, Peevski est déjà membre du conseil d’administration du plus grand port de Bulgarie. Quatre ans plus tard, à 25 ans, il devient le plus jeune vice-ministre, avec le portefeuille des catastrophes et des situations d’urgence. Il est élu député en 2009, puis une deuxième fois en 2013, malgré des absences à répétitions aux sessions parlementaires. Le 14 juin 2013, alors qu’il est nommé à la tête de la DNS (NDLR, l’agence nationale de sécurité), plus de 10 000 personnes descendent dans les rues de Sofia pour réclamer davantage de transparence dans la vie politique. Peevski est alors contraint de démissionner le lendemain. Sa carrière ne prend pas fin pour autant : encore en place un an plus tard au sein du MRF, on s’inquiète encore à l’idée de le voir devenir député au Parlement européen.

(Illustration Mathieu Persan/8e étage)
(Illustration Mathieu Persan/8e étage)

Le média d’investigation Bivol a créé un outil de recensement des taux d‘obtention d’appels d’offres pour les entreprises liées à Peevski entre 2007 et 2015. Selon eux, plusieurs ont des taux de réussite supérieurs à 90%, dont  « la compagnie Vodstroy 98 : elle a un taux de réussite de 98,2% ». La mère de Peevski, Irena Krasteva, possède quant à elle près de la moitié des médias du pays.

Pourtant, malgré les innombrables dénonciations publiques, Delyan Peevski n’a jamais été sanctionné. La raison est évidente, selon Tzvetan Vassilev : « tant que Sotir Tsastarov restera Procureur général, Delyan Peevski restera intouchable ». Hristo Ivanov, leader du nouveau parti anticorruption “Yes Bulgaria!”, explique : « Tsatsarov est censé représenter la justice. Au lieu de ça, il se sert de sa position pour distribuer des immunités aux meilleurs payeurs. » Contactés par 8e étage, le MRF et le bureau du Procureur général n’ont pas répondu.

AU-DESSUS DU PROCUREUR GÉNÉRAL, IL N’Y A QUE DIEU

« À la chute de l’URSS, explique Radan Kanev, avocat et vice-président de Democrats for a Strong Bulgaria, la justice est séparée du gouvernement pour lui laisser son indépendance. » Sauf qu’en voulant éviter toute ingérence entre justice et politique, la Bulgarie fait de son système judiciaire un bloc de béton impénétrable. Intouchable par le Premier ministre, le président ou le peuple, un ancien Procureur général bulgare avait annoncé, d’une honnêteté que seul un homme dans cette situation peut se permettre d’assumer : « Au-dessus de moi, il n’y a que dieu ». Résultat, Sotir Tsatsarov, Procureur général actuel, se trouve dans une position où personne ne peut l’atteindre. Comme le dit Alexandr Stoyanov, président du Center for Study of Democracy bulgare, « aujourd’hui, le seul qui peut s’en prendre au Procureur général… c’est le Procureur général lui-même ».

Moitié sur fond rouge, moitié sur fond gris, le visage de Hristo Ivanov a, à Sofia, pris la place de celui d’Obama sur la célèbre affiche “HOPE”. Entre 2006 et 2014, l’avocat dirige un programme à l’institut bulgare des initiatives légales, où il mène des projets en lien avec la réforme judiciaire. Puis, il se voit proposer de devenir ministre de la Justice. Intrigué de savoir si l’on peut changer des choses de l’intérieur, il accepte. Au cours de son court mandat, il lutte comme il peut contre la corruption. Fier de dire qu’il est le premier ministre de la Justice à avoir lancé des enquêtes contre des juges corrompus (NDLR, dont aucune n’a abouti), sa principale action aura été de créer une réforme du système judiciaire pour créer une brèche entre le gouvernement et le bureau du Procureur général. Le jour du vote, le MRF, parti de Delyan Peevski, s’y oppose. Boyko Borissov, actuel premier ministre, choisit d’aller jouer au football avec son équipe semi-professionnelle Bistriza Tigers plutôt que de voter une loi qui pourrait amorcer un véritable changement. « J’ai obtenu 13 votes sur 240 », déplore Hristo.

Ce manque de volonté politique de la part de la Bulgarie, Hristo Ivanov s’y attendait. 
« Je voulais voir ce que ça pouvait donner, d’essayer de réformer la Bulgarie avec l’appui de l’Union européenne. » Pourtant, là encore, le constat est amer : « il n’y avait pas de volonté de lutter contre la corruption. Ni à Sofia ni à Bruxelles ». Alors, le 9 décembre 2015, il quitte le gouvernement.

SOUS LE REGARD DE L’UNION EUROPÉENNE

En 2016, Transparency International classe officiellement la Bulgarie comme pays le plus corrompu de l’UE. La même année, les chambres bilatérales de commerce de neuf pays de l’UE et des États-Unis publient une lettre ouverte adressée au Premier ministre Boyko Borissov. Elles dénoncent « une impression croissante, localement comme chez les investisseurs étrangers, qu’il n’y a pas assez de règles de loi en Bulgarie ».

Depuis son entrée dans l’Union européenne, le 1er janvier 2007, la Bulgarie s’est engagée à réformer sa justice et mettre fin à la corruption. Comme pour sa voisine la Roumanie, elle est sujette au « Mécanisme de Coopération et de Vérification » (CVM) de la Commission européenne, qui rédige un rapport tous les ans pour l’aiguiller dans les réformes à effectuer. Dans celui de janvier 2017, on lit que « la lutte contre la corruption a été pointée comme zone dans laquelle le moins de progrès ont été faits ces dix dernières années ». Cependant, la Commission européenne, interrogée sur l’efficacité du rapport CVM sur la corruption à haut niveau, rétorque qu’« on n’a pas la capacité de punir, seulement de faire des recommandations ».

(Illustration Mathieu Persan/8e étage)
(Illustration Mathieu Persan/8e étage)

Les récents événements le confirment. Au lendemain du premier jour de présidence de la Bulgarie au conseil de l’UE, le président Bulgare Rumen Radev, élu en novembre 2016, pose son veto sur une loi anticorruption. « Je suis convaincu que non seulement cette loi ne crée par une base légale adaptée pour lutter contre la corruption, mais rend en outre cette lutte plus difficile », expliquait-il dans un communiqué. Cette loi prévoyait la création d’une nouvelle unité anticorruption, qui devait être désignée par le Parlement — et ne garantissait donc pas son indépendance. Des analystes s’inquiètent à l’idée qu’elle puisse être utilisée par la majorité en place pour sanctionner l’opposition. Ce veto pointe cependant les difficultés de réformer en Bulgarie. Après dix ans d’efforts de la Commission européenne, aucun responsable de haut niveau n’a encore été condamné pour corruption.

BULGARTABAC À BOUT DE SOUFFLE

« Nous sommes des travailleurs honnêtes ! » « Nous ne sommes pas des contrebandiers ! » « Nous gagnons notre argent honnêtement ! » Le 6 décembre, une centaine de T-shirts blancs sont postés devant les locaux de Dvenik, journal local qui a relayé la dénonciation de Bulgartabac dans le rapport turc. Pourtant, les manifestants ne chantent pas. Dans le mégaphone, leur voix est timide. L’explication est donnée le jour même par la journaliste Emy Burach : les employés de Bulgartabac ont été forcés à protester sous la pression de Peevski. Des employés de Technomarket, une autre de ses entreprises, ont aussi dû rejoindre la manifestation.

« Si Peevski en arrive à organiser sa propre manifestation, c’est qu’il a vraiment quelque chose à craindre ! », lâche Hristo Ivanov. Alors que les yeux de l’Union européenne sont tournés vers Sofia, la parution du rapport des autorités turques en novembre 2017 fait trembler la Bulgarie corrompue. Le ministre de l’Intérieur dit d’abord qu’il n’a « pas vu Bulgartabac mentionné dans le rapport », avant de se rendre à l’évidence publiquement. Au bout de plusieurs semaines, le 21 décembre, Sotir Tsatsarov annonce que les déclarations du dernier rapport turc, en rapport avec la contrebande, vont être examinées.

Un coup fatal pour Bulgartabac, déjà bien affaiblie ? En 2016, l’entreprise fermait son usine de Sofia, annonçait l’arrêt des exports vers le Moyen-Orient et revendait, pour 100 millions d’euros, la plupart de ses marques et sa chaîne de distribution à British American Tobacco. Pour Tzvetan Vassilev, c’est sûr : d’ici la fin de l’année, la « vache à lait » de Peevski ne sera plus.

Pour ce qui est de la corruption, les organisations profitent de cette déstabilisation pour agir. Hristo Ivanov monte un dossier public sur l’entreprise Bulgartabac : son processus de privatisation, son système de détournement d’argent, et cette contrebande aujourd’hui dénoncée. Hristo explique : « On rassemble les preuves nous-mêmes, chacun peut y contribuer. Il y en a suffisamment d’accessibles pour monter un dossier conséquent ». D’ici quelques mois, ils le poseront sur le bureau du procureur pour demander d’ouvrir une enquête complète sur Bulgartabac. Car une enquête aussi complexe, qui soulève de tels enjeux politiques, « seule une autorité judiciaire officielle peut en venir à bout ».

Réalisé avec l’aide de l’Anti-Corruption Fund à Sofia

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