On dit souvent que la prison est le miroir grossissant de la société. Alors, à une époque où les transgenres font face à l’incompréhension et au pire des discriminations et violences, c’est un quotidien humiliant et âpre qui les attend derrière les barreaux. Une détention chaotique dans un milieu carcéral où aucune loi ne régit leur incarcération, notamment en France.

« Imaginez une petite nénette parmi des centaines de détenus, pour certains violents, dans une prison pour hommes où rien n’est adapté à son incarcération », assène sèchement Chloë. Sa voix chaude et son rire franc la rendent chaleureuse. Son ressenti est compréhensible, car à travers cette description sommaire transparaît le calvaire carcéral qu’elle a enduré pendant ses années de détention à Caen. Cet emprisonnement ponctué de mépris et de discriminations, le tout enveloppé d’un épais flou juridique, certaines transgenres incarcérées1 le subissent toujours.
Pour Alexandra2, incarcérée à Fleury entre l’été 2015 et juillet 2016 pour des affaires de proxénétisme, tout se résume ainsi : « Pour être trans, tu dois accepter des conditions d’incarcération plus méprisantes que celles des hommes ». Alors qu’elle énonce ce jugement, ses yeux humides trahissent son sourire.
À peine son procès terminé, Alexandra essuie une première salve d’humiliation à laquelle sa condition de transsexuelle la condamne. « On t’inspecte de la tête aux pieds. Si tu n’as plus ton sexe d’homme, tu vas à la MAF (maison d’arrêt des femmes). Sinon, c’est celle des hommes à l’isolement », commente-t-elle mal à l’aise. Pour cette Brésilienne d’origine, ce fut la seconde option, « seule dans une cellule, voisine de deux autres femmes trans3, à côté des détenus homosexuels ou au physique efféminé, à ne voir quasiment personne de la journée ».
Cette loterie subjective est pourtant illégale, dénonce François Bès de l’Observatoire international des Prisons (OIP) : « Selon la loi, l’affectation à une prison pour hommes ou femmes se fait en fonction du sexe inscrit sur l’état civil. Pourtant, l’administration pénitentiaire ne sait pas gérer cette situation, à tel point qu’une transgenre opérée ayant un état civil masculin et une Argentine4 non opérée avec un état civil féminin sont actuellement écrouées à la MAF de Fleury ».
MÉLANGE DES GENRES
Dans cet univers cloisonné et bourré de testostérone, Alexandra, Chloë et Abby voient leur transidentité fréquemment bafouée par des règles pensées uniquement pour les hommes. « Après mon incarcération, une amie m’a apporté quelques vêtements, mais a dû repartir avec, car je n’avais pas le droit de porter d’habits féminins ni de maquillage », se souvient Alexandra, qui se contentera d’un jean et d’un jogging.
Ce déni de sa féminité se confirme quelque temps plus tard, lorsqu’elle reçoit en cantinage un déodorant… d’homme. « J’avais bien spécifié lors de ma commande que j’en voulais un pour femme. Quand je me suis plainte aux surveillants, l’un d’eux m’a répondu “Ça peut te dépanner et l’odeur de mâle, ça t’excite” et il a rigolé avec ses collègues », se remémore-t-elle.
À la prison pour hommes de Caen, Chloë refuse de vivre à moitié sa transsexualité. Elle a été la première détenue transgenre à exiger une prise en charge respectueuse de sa féminité par l’administration pénitentiaire. Après un long combat, elle a obtenu le droit de porter des vêtements féminins et de décorer sa cellule selon ses goûts, mais l’accès à un épilateur a ensuite mis sa patience à rude épreuve. « Refus direct, car mes jambes épilées m’auraient rendue trop reconnaissable, enfin reconnaissable en tant que trans. Alors j’ai fait appel ! », revendique cette quinquagénaire.

(Illustration Anissa Katz/ 8e étage)
Autre prison, autres épreuves pour Abby. « Durant plusieurs mois, la direction ne l’a pas autorisée à utiliser le nom de son mari comme la loi le permet, et aucun courrier adressé à son nom de femme ne lui parvenait. On nous rétorquait que cette personne n’était pas incarcérée dans l’établissement. Les choses se sont enfin arrangées à force d’interpeller le chef de la prison », s’emporte Florence, présidente de Jardin des T5, qui se rappelle la fragilité émotionnelle d’Abby face à ces discriminations. « À Fleury, les lettres devaient indiquer mon ancien nom entre parenthèses, en plus de celui féminin, pour me parvenir. Certaines amies ont appris à ce moment-là mon prénom d’homme », regrette Alexandra.
Leur identité masculine les poursuit jusqu’à l’unité sanitaire, où toutes affrontent le même mépris : celui « du médecin qui les accueille à coup de “bonjour monsieur”, “asseyez-vous monsieur”, alors qu’il connaît notre condition de transgenre. Il ne s’intéresse qu’au dossier médical où figure notre nom d’homme ». L’accès au traitement hormonal se joue lui aussi à la loterie. Chloë s’est battue de longs mois avant d’en bénéficier, Alexandra aura attendu près de quatre mois et Abby se l’est vu retirer du jour au lendemain sans explication. « Les poils qui poussent, les seins qui diminuent… Cela arrive très vite. Pour nous trans, qui faisons attention à notre apparence, c’est extrêmement violent à vivre », s’émeut Alexandra.
À Fleury, une règle tacite aurait cours selon les associations. « La prescription d’hormones est conditionnée au fait d’être déjà sous traitement avant l’incarcération. Sinon, on le refuse systématiquement », assure une membre du Genepi5 sous couvert d’anonymat. « C’est comme si on nous obligeait à être masculins », conclut Alexandra.
L’accès incertain au traitement hormonal, le port de vêtements féminins qui diffère selon la prison… Tout cela impacte fortement le moral et la santé des transgenres. Alexandra a souffert d’un grave problème de tension avec des pics à 18 pendant sa détention. D’autres détenues, elles, « dépérissent à vue d’œil, perdent toute énergie, ont la peau qui blanchit », décrit l’intervenante du Genepi. Abby a vécu comme une véritable maltraitance morale « le brusque retrait de tous ses acquis au niveau des habits, du maquillage, des hormones et sans explication de la direction pénitentiaire », s’offusque Florence, qui la soutient via son association.
CONDAMNÉ.E.S PAR UN VIDE JURIDIQUE
Si les conditions de vie des transsexuels en prison se révèlent aussi chaotiques, c’est parce qu’aucun texte de loi ne les définit. « Le seul document de référence est l’avis non contraignant, émis en 2010 par le contrôleur général des lieux de privation de liberté. Mais il reste très général, précise François Bès de l’OIP. Et la seule consigne du ministère concerne le placement à l’isolement des transgenres ». Un vide juridique que Karine Vernière, directrice de la prison pour hommes de Caen, loue « malgré la méconnaissance des personnels pénitentiaires sur la dysphorie de genre. Car les détentions évoluent sans cesse pour s’adapter à de nouvelles situations ».
Tout dépend donc du chef d’établissement, qui détermine seul ces règles d’incarcération. Karine Vernière assure « chercher des solutions à mi-chemin entre leurs besoins et ses obligations », au point d’éditer un règlement intérieur spécifique aux transgenres. Un texte bref qui les autorise à mettre des vêtements féminins et à se maquiller dans leur cellule, à porter un soutien-gorge, à utiliser un épilateur…
Néanmoins, rien sur les traitements hormonaux, dont la délivrance dépend du seul corps médical. « Tout est affaire de dialogue avec les détenus et surveillants, et de curseur. On les appelle par leur nom de famille, mais sans le « monsieur ». Leur nom d’état civil doit figurer sur les courriers officiels, mais on ne bloque pas les lettres personnelles indiquant leur prénom féminin », précise-t-elle.
Avec leur mise à l’isolement, des quartiers regroupant jusqu’à sept femmes trans se créent au sein des MAH (maison d’arrêt pour hommes) de Caen et de Fleury-Mérogis. Des quartiers qui n’ont rien de lieu de vie accueillant, avec leurs cellules individuelles alignées les unes à côté des autres. « L’administration estime ainsi leur assurer un minimum de contacts entre eux, sinon ils ne verraient personne », explique François Bès.
Cela leur évite surtout de connaître le même enfer que Chloë. « Des railleries, des jets d’objet, des menaces avec couteau par les autres détenus », liste-t-elle émue. Et puis l’innommable : « Des viols. Une fois, les gardiens postés derrière la porte m’ont entendue, mais ne sont pas intervenus. J’étais dans un tel état d’insécurité que je marchais les yeux baissés pour éviter de croiser le regard de quelqu’un ». Seule sa rencontre avec son mari, lui aussi incarcéré, l’a mise à l’abri de cette violence.
TRIPLE PEINE POUR LES TRANSGENRES
Pour Chloë, Alexandra et Abby, cet isolement les condamne « à une double, voire une triple peine ». « Je ne voyais presque personne de la journée, sauf les surveillants et les détenus qui apportent les repas, la lessive », se rappelle Alexandra. « On s’échangeait des trucs entre trans, mais je les côtoyais surtout en promenade… Dans une cage grillagée, pleine de fientes de pigeon et tellement sale qu’on préfère rester en cellule ».
Seule dans leur prison, Chloë et Abby, elles, ne sortaient quasiment jamais, et leurs rares excursions dans la cour, elles les passaient les yeux rivés sur leurs pieds. Une heure de promenade quotidienne, une bibliothèque minuscule et parfois une activité ensemble par semaine… Voilà ce qui rythmait leur quotidien. « Tout ça dans des pièces aux fenêtres calfeutrées par des cartons pour empêcher qu’on les voit », décrivent des intervenantes des associations Acceptess-t et Pastt5.
Les journées s’écoulaient lentement, très lentement pour Alexandra qui a commencé à participer à un atelier et à un cours de français au bout de quatre mois de détention. Et encore faut-il que des intervenants leur proposent des activités, ce qui est rare. « À la fin de l’année, j’entendais les mecs répéter des chansons pour un concert. J’aurais adoré y aller, mais à cause de la mise à l’isolement, les trans ne peuvent pas être dans la même pièce que les autres détenus. Et le professeur n’a pas voulu faire de cours supplémentaires juste pour trois personnes », regrette-t-elle. Seul le travail rompait la monotonie de son quotidien : un job qu’elle a fait entre les quatre murs de sa cellule, payé 30 euros les 1000 pièces. Pas de quoi assurer une réinsertion après la prison.
Dans ces quartiers dédiés, si quelques surveillants se montrent respectueux, beaucoup multiplient les regards dégoûtés, les rires graveleux, les remarques et gestes méprisants. Le pire, c’est lors des fouilles raconte Alexandra, car « les gardiens te regardent avec une curiosité malsaine, un sourire qui signifie “c’est quoi ce mec qui se prend pour une femme ? T’es étrange” ».
Un autre épisode encore plus douloureux lui revient. « À la livraison du repas du 31 décembre, la porte s’ouvre sur une vingtaine de surveillants, un peu alcoolisés, qui nous reluquent, rigolent et nous comparent moi et les autres femmes trans. Ils sont venus voir les animaux au zoo », raconte-t-elle choquée.
« Les gens doivent purger leur peine, clame Florence. Mais pas être maltraités comme le sont les transgenres. » Comme l’a été Chloë : « le médecin qui m’a refusé ma vaginoplastie m’a dit que je n’avais qu’à la faire moi-même ». Alors elle a tout coupé, risquant sa vie.
Dans les pays ouverts sur la question du genre, les transsexuels incarcérés ne subissent que rarement des discriminations et des violences. Un établissement qui leur est réservé a ouvert en 2013 en Italie. Une option contestée par l’OIP qui plaide pour une formation renforcée des personnels sur la transidentité.
À Caen, le docteur Choquet, psychiatre, aborde régulièrement cette question lors de séminaires avec les surveillants, et explique que leur « seule détenue en dysphorie de genre, ni ostracisée ni discriminée, participe pleinement à la vie de la prison », assure Karine Vernière. L’association Acceptess-t, quant à elle, vient de se voir refuser l’organisation de tels ateliers de sensibilisation à Fleury.
Alors que l’Europe ne conditionne plus le changement d’état civil à une opération de réattribution sexuelle, il est urgent pour la France de se pencher sur le sujet des transgenres en prison, au risque sinon de voir des situations ubuesques se multiplier.
Sollicités par 8e étage, ni le centre pénitentiaire de Caen ni la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis n’ont accepté d’organiser pour notre journaliste de visite des établissements ou de rencontres avec ses prisonniers ou surveillants.
1. Actuellement, seul Fleury-Mérogis accueille un quartier dédié aux transgenres. Les établissements pénitentiaires de Caen, Bordeaux-Gradignan et de Saint-Martin-de-Ré.
2. Le prénom a été modifié.
3. Par femme transgenre, on fait référence à toute personne née avec des attributs sexuels masculins, et qui a une identité de genre féminine à laquelle elle entend faire correspondre ses attributs sexuels.
4. L’Argentine ne conditionne pas le changement d’état civil des personnes transgenres au fait d’avoir subi une opération de réattribution sexuelle.
5. Les associations Le Jardin des T (jardindest.org) ; Acceptess-T (01.42.29.23.67) ; Passt (www.pastt.fr – pasttparis@gmail.com – 01.53.24.15.40) et le Genepi interviennent auprès des transsexuel.le.s incarcéré.e.s dans différents établissements pénitentiaires français.
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triste
Bonjour Lucie, surement un bug, nous ne censurons aucun commentaire.