Dans les cafés pour hommes de Tunis, les femmes ne sont pas les bienvenues

Tunis est considérée comme une ville progressiste dans le monde arabo-musulman. Si la femme tunisienne dispose d’une grande liberté dans de nombreux domaines, exister pour elle dans l’espace public reste complexe. Certains cafés de la capitale, exclusivement réservés aux hommes, refusent encore d’accueillir des femmes.

Dans la capitale progressiste Tunis, de nombreux cafés sont encore réservés aux hommes.  (photo Capucine Japhet/8e étage)
Dans la capitale progressiste Tunis, de nombreux cafés sont encore réservés aux hommes.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

On les trouve dans les quartiers populaires. Ces cafés exclusivement réservés aux hommes font partie du patrimoine culturel tunisien. À deux pas de la Médina de Tunis, au tournant de la rue Achour, le café Sabta accueille ses clients habituels. En ce début d’après-midi printanier, le calme règne. Et cela, loin de la présence féminine.

Pour Aymen, 33 ans, passer du temps uniquement entre hommes est tout à fait normal : « On est dans un environnement typiquement masculin. On va jouer aux cartes, fumer la chicha, se retrouver entre hommes, c’est une question de tradition, c’est comme ça ».

UNE QUESTION DE CULTURE ET DE MENTALITÉS

Dans la culture arabe, se rendre au café est une activité essentielle. À notre époque, la plupart de ceux qui s’adonnent à cette pratique sont au chômage ou vivent de petits boulots. Rester au café entre hommes, c’est aussi asseoir une forme de virilité pendant que les femmes travaillent ou s’occupent des enfants.

Aymen, 33 ans. (photo Capucine Japhet/8e étage)
Aymen, 33 ans.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

Dans le quartier de Ain Zaghouan, Mehrez, 26 ans, gère le « classico », un café pour hommes qui propose jeux de cartes, chicha et diffusion de matchs de football. Il observe au quotidien les habitudes de sa clientèle. Presque à l’instar d’un sociologue de terrain, il livre sa propre analyse : « Si une femme entre dans le café, on ne va pas la regarder comme une cliente, mais comme une femme », explique-t-il. « La plupart de mes clients vont être choqués s’ils voient une femme s’installer dans le café. C’est une question d’éducation et de culture. La religion y est pour beaucoup, puisque pour certains, regarder une femme, c’est un péché. »

Les quelques hommes interrogés dans le café répondent tous la même chose. La femme, provocatrice en raison de ses vêtements et de sa présence, n’a pas sa place ici (sic). « On essaye de suivre les Européens sans savoir comment faire. Et on continue en même temps de suivre la religion. Les deux ne sont pas compatibles », lance Mehrez, une cigarette à la main. Plus largement, faire disparaître ces cafés non mixtes serait pour certains synonyme de capitulation. Refuser la mixité, c’est ainsi refuser l’impérialisme occidental « qui vient dicter des mœurs contraires aux traditions ». Dans un pays en pleine crise identitaire et en perte de repères à la suite de la révolution de 2011 qui a renversé le dictateur Ben Ali, oublier ses traditions, c’est aussi perdre une partie de son identité tunisienne.

« NOUS REFUSONS DE PRONONCER DES MOTS VULGAIRES DEVANT NOS FEMMES »

Si la non-mixité des cafés répond presque à un enjeu politique, elle est surtout considérée par les hommes comme un symbole de tranquillité. Ces derniers disent se sentir plus libres : « On peut dire des gros mots, ce qui n’est pas possible devant nos femmes. On aime parler de sexe et on utilise beaucoup de mots qui font référence au pénis », s’amuse Ezzedim, en sirotant un thé à la menthe. En effet, tous les mots qui tournent autour de la sexualité, comme « pénis » ou « pénétration » sont à bannir devant les femmes.

Aziz a repris ce café il y a six mois rue Mongi Slim dans le vieux Tunis. (photo Capucine Japhet/8e étage)
Aziz a repris ce café il y a six mois rue Mongi Slim dans le vieux Tunis.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

Aziz a repris la gérance d’un café du centre-ville depuis six mois. Il raconte : « Parfois, je demande même à mes clients de se taire un peu. Ils jurent toute la journée ». Il refuse à sa propre femme l’entrée de son établissement : « Quand elle vient me chercher, je la fais attendre dehors, je n’ai pas envie qu’elle soit regardée ou qu’elle entende les insultes ».

Pourtant, si ces hommes refusent de prononcer des grossièretés devant leurs femmes, ils ne sont pas dupes : « Bien sûr que les femmes disent des gros mots, on est au courant ! », explique Mohamed. « Seulement, il faudrait qu’elles aient un endroit pour elles, comme un salon de thé uniquement réservé aux femmes. »

Considérés comme des endroits mixtes, les salons de thé sont souvent plus luxueux. Dans un café pour hommes, l’expresso est à 700 millimes environ (24 centimes d’euros), alors qu’il sera deux fois plus coûteux dans un salon de thé. Une inégalité économique de facto liée au genre.

Le café Sabta dans le centre-ville de Tunis. (photo Capucine Japhet/8e étage)
Le café Sabta dans le centre ville de Tunis.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

« TOUTES LES FEMMES NE SE VALENT PAS »

Dans le centre-ville de Tunis, rue Mongi Slim, les clients sont unanimes. Une femme est tolérée lorsqu’elle vient prendre son café à emporter, y rester c’est une tout autre affaire. « Pour moi, la femme est libre de faire ce qu’elle veut. Seulement, si elle vient prendre un café ici, sa valeur diminue pour moi », assure Habib, un habitué.

En effet, la plupart des hommes interrogés se disent ouverts à accueillir des femmes au café. Pourtant, lorsqu’on leur demande s’ils y amèneraient leur sœur ou leur copine, la réponse est systématiquement la même : les filles qui fréquentent ces cafés seraient « des filles de mauvaise vie ».

Nour a 21 ans et travaille comme secrétaire médicale juste au-dessus du café. Tous les matins, elle vient chercher un expresso à emporter. Elle raconte : « Je les connais bien tous, mais c’est impossible pour moi de rester. Je n’ai pas envie de sentir les regards sur moi ».

Nour vient prendre son café à emporter tous les matins. (photo Capucine Japhet/8e étage)
Nour vient prendre son café à emporter tous les matins.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

Comme l’explique la sociologue Radia Allouani dans un entretien accordé à la presse tunisienne : « La femme porte en elle toute la culture paternaliste, c’est-à-dire que l’homme et la femme sont différents, que les natures sont différentes, donc que les pratiques sont différentes. Et l’espace public n’est pas approprié pour elle ».

La femme tunisienne « libérée » sous l’ère Bourguiba dispose néanmoins d’une grande liberté, notamment le droit à l’avortement, la Tunisie étant l’un des seuls pays arabo-musulmans à l’avoir autorisé. Nombreuses sont celles qui accèdent à des postes importants en politique ou dans les grandes entreprises. Cependant, dans les faits, la femme tunisienne libre est encore sujette à une puissante pression sociale.

Le culte de la virginité, par exemple, fait encore partie des impératifs pour devenir « une bonne épouse », sachant que la femme devra quand même être « une bonne amante ». La culture du café réservé aux hommes s’inscrit dans la lignée de la « bonne mère », « bonne épouse », « bonne maîtresse » qui ne doit aucunement entendre ou prononcer des insultes.

portrait d'un homme buvant son café.  (photo Capucine Japhet/8e étage)
portrait d’un homme buvant son café.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS, ENTRE MODERNITÉ ET CONSERVATISME

« Les personnes âgées sont les plus choquées par la présence des femmes. Au fur et à mesure du temps, la société a évolué et accepte de plus en plus de voir des femmes dans ce genre d’endroit », explique Aymen en buvant son café. Comme les autres pays du Maghreb, les jeunes générations se rapprochent de plus en plus d’une vision libérale de la société. Un paradigme qui alimente d’autant plus les contrastes et les ambiguïtés des sociétés arabes, entre modernité et conservatisme. Dans le bar du Yüka, au nord de Tunis, on peut voir des gays s’embrasser sur de la musique électro berlinoise, des femmes boire et des hommes fumer de l’herbe. Une manière de vivre aux antipodes de la culture traditionnelle tunisienne.

QUI SONT CELLES QUI OSENT RESTER ?

Lors d’une émission télé diffusée sur la chaîne Attesia, en février 2016, une vidéo filmée en caméra cachée avait fait scandale. Des femmes s’étaient installées allègrement dans un café pour hommes de Tunis. Comme l’explique la chroniqueuse de l’émission : « théoriquement, rien n’empêche les femmes d’entrer dans un café pour hommes ». Les hommes filmés, choqués par la présence féminine, prenaient leurs cafés au comptoir, ou quittaient l’établissement qu’ils avaient pourtant l’habitude de fréquenter.

Le comptoir du Café Sabta, à deux pas de la Médina de Tunis. (photo Capucine Japhet/8e étage)
Le comptoir du Café Sabta, à deux pas de la Médina de Tunis.
(photo Capucine Japhet/8e étage)

Si les femmes peinent ainsi à s’imposer dans l’espace public, elles sont de plus en plus nombreuses à tenter de se le réapproprier selon Radia Allouani : « C’est même une nécessité, mais la réponse ne peut pas venir d’elles-mêmes. Cette peur de se voir exclues du champ normatif social les paralyse. La jeune femme française ou européenne entre dans un endroit, sans réfléchir, elle ne se pose pas de question. Ici, c’est impossible ».

Au détour du Café de la Médina, une jeune femme s’est installée en terrasse. À l’écart des hommes, certes, reste que ce genre de positionnement est quasiment inédit. Si elles sont peu à vouloir s’imposer, Sarah Arbi est l’une d’entre elles. Cette jeune cheffe d’entreprise hyperactive descend tous les matins prendre son café dans un établissement non mixte. Elle raconte être habituée au regard de ces hommes choqués par sa présence. Elle aime aussi les provoquer, en portant sciemment des vêtements qui ne couvrent pas tout son corps. Tous les jours, elle s’installe dans ce café peuplé d’hommes. Ces derniers ayant fini par s’habituer à sa présence.

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