En Turquie, période de vaches maigres pour les vendeurs de porc

Dans la Turquie d’Erdoğan, où 98% de la population est musulmane, quasiment tous les vendeurs de porc ont fermé boutique. En cause, une réglementation de plus en plus stricte qui a décimé la filière porcine. Les frères Kozmaoğlu par exemple, derniers charcutiers d’Istanbul, ne vendent plus de porc qu’à une élite laïque, aux minorités chrétiennes et à des musulmans fortunés pour lesquels “le péché n’existe pas”.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

Il est déjà midi et pourtant le soleil n’entre pas encore par la devanture entièrement vitrée de la boucherie-charcuterie. La petite boutique est trop engoncée entre les hauts bâtiments et les immenses chantiers de construction qui l’entourent. Quand les frères Kozmaoğlu ont ouvert leur commerce, en 1967, seule la grande église orthodoxe située juste derrière eux les surplombait. Aujourd’hui, même la station-service avec laquelle ils partagent le parking leur fait de l’ombre.

« ZERO PROBLÈME AVEC LES VOISINS »

Ce lundi matin là, alors que Kozma Kozmaoğlu, « Kozma fils de Kozma », balaie tranquillement devant la boutique, une voiture de luxe grise tente de se garer devant l’entrée. Lazari, le plus âgé des deux frères, trapu, bien qu’encore vif pour ses 75 ans, bondit hors de la boutique pour l’en empêcher. De guerre lasse, le conducteur de la berline repart, mais heurte au passage l’aîné à la hanche. Lorsqu’ils nous rejoignent un peu plus tard à l’intérieur, les deux frères refusent de s’exprimer sur l’incident.

Cela pourrait désavouer le discours qu’ils nous ont préparé, un discours calqué sur l’ancienne politique extérieure de la Turquie : la stratégie du « zéro problème avec les voisins ». En somme, tout va bien. Un leurre bien entendu. Vendre du porc, dans la Turquie de l’AKP, n’est plus chose aisée. Ce n’est pas pour rien s’ils sont les derniers.

Dans un rapport de 2011, la revue spécialisée The Pig Journal faisait mention de cas où les autorités régionales avaient fait pression sur des bouchers d’origine grecque pour qu’ils ferment boutique. Nos deux amis étant les derniers depuis longtemps, nul doute que c’est bien d’eux dont parlait la revue. La fratrie n’y fera aucune allusion.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

FAIRE COMME SI TOUT ALLAIT BIEN

Il n’est pas surprenant que Lazari et Kozma refusent de parler d’éventuels problèmes créés par le voisinage ou les autorités. Depuis le coup d’État manqué du 15 juillet dernier, et l’instauration dans la foulée d’un état d’urgence qui se banalise à mesure qu’il s’éternise, c’est plus de 100 000 personnes (journalistes, fonctionnaires, juges, policiers…) qui ont été suspendues, limogées ou arrêtées, de façon complètement arbitraire pour beaucoup d’entre eux. Mieux vaut donc prêter attention à ce que l’on dit et ne prendre aucun risque, surtout avec un métier comme le leur.

Car malgré ce qu’ils semblent dire ce jour-là, la profession semble au bord de l’asphyxie. Les chiffres sont éloquents : entre 1970 et 2009, le nombre de porcs est passé de 18 000 têtes à moins de 2 000, soit une baisse de l’ordre de 90%. « Avant, il y avait six boucheries comme la nôtre à Istanbul », déplore le vieil homme. « Nous sommes les derniers, il n’y avait plus assez de viande pour les faire tourner », constate-t-il. Pourtant, pendant toute notre conversation ce jour-là, les frères vont nous mener en bateau.

Les mesures restrictives à l’encontre des éleveurs ? « C’est à cause de l’Union européenne. Tous les éleveurs ont subi les mêmes réglementations », justifie Lazari. Les difficultés d’approvisionnement pour les acheteurs ? « Ça va s’arranger, le gouvernement va bientôt autoriser les importations », poursuit-il. « Propagande ! », s’insurge pourtant Kozma dans un élan de spontanéité, aussitôt rabroué par son grand frère.

VOLTE-FACE

Alors où est le vrai ? Probablement quelque part entre cette version et celle qu’ils nous avaient servie précédemment. Lors de nos premières visites, les frères étaient pessimistes, moroses, voire énervés contre leurs voisins, contre le pouvoir et contre toute la Turquie en général. Ils se contentaient de répéter qu’il n’y avait strictement rien à dire sur le porc en Turquie. « Il n’y a plus de viande. Plus rien pour travailler. C’est la fin du métier », tonnait même Lazari, sûr de lui. Ils nous avaient alors dressé un tableau assez noir de la situation.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

C’est une fois le carnet de notes rangé qu’ils s’étaient vraiment lâchés. « Ce dont j’ai le plus peur dans ce pays, ce sont les journalistes. Vous, vous venez et repartez. Nous on vit ici », avait fini par lâcher Lazari, avant de tenir des propos plus incisifs.

NE PAS S’ATTIRER D’ENNUIS

Malgré ma promesse de ne pas les divulguer, ils ont quand même dû les regretter, ces propos. Alors ils nous ont réinvités. Pour nous montrer un autre aspect, plus policé. « Écris-le. Dis-le que la situation n’est pas si mal, qu’on est confiants. Écris-le !», nous enjoint-on.

Qu’ils nous servent la doctrine officielle ou qu’ils se lâchent, leur comportement reste le même. Ils nous épient et restent aux aguets comme si nous étions de dangereux intrus qu’il leur fallait duper. En nous présentant une image d’Épinal prête à rapporter. À leurs silences ou aux phrases avortées, on devine le contour des sujets qu’ils ne veulent pas aborder : l’Islam, mais surtout l’État. Les deux frères ne veulent surtout pas s’attirer d’ennuis. D’ennuis supplémentaires pourrait-on même dire. Alors où est la vérité ?

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

UN MARCHÉ JUTEUX

Le commerce du porc n’a pas toujours été évoqué à voix basse. Il a même connu des heures prospères. Dans les années 70, chaque épicerie d’Istanbul vendait du saucisson de porc, sans que cela ne pose aucun problème. Jusqu’à très récemment encore Istanbul comptait une centaine d’exploitations porcines.

Dans les années 1960, la famille Kozmaoğlu en possédait d’ailleurs une sur les hauteurs de la ville, là où se dressent aujourd’hui les tours de l’important quartier d’affaire de Maslak. À l’époque, Lazari ne travaillait pas encore sur l’exploitation familiale : il était tailleur de cravates. Le marché, lui, était alors florissant, la demande importante, et les revenus associés conséquents. En bon homme d’affaires, il a décidé d’ouvrir sa propre boucherie-charcuterie.

Lorsqu’il se lance, en 1967, il ne connaît pas grand-chose au métier. Mais il peut compter sur le soutien d’autres fermiers des environs, des Turcs d’origine grecque, comme lui, mais aussi géorgienne ou arménienne. Il embauche ensuite un artisan-boucher professionnel qui, plus tard, formera son petit frère : « À l’époque tout le monde s’entraidait, on a pu tout apprendre sur le tas ». En entendant son frère nous parler de sa formation de boucher, Kozma décide de nous faire goûter ses spécialités. En quelques minutes à peine, il nous découpe vigoureusement de la mortadelle, du salami à la langue, du jambon cru et du bacon.

L’ÂGE D’OR

C’est les mains encore pleines de tranches variées que nous écoutons Lazari se remémorer l’époque dorée de ses débuts. De grands dîners dominicaux étaient alors organisés par les communautés chrétiennes d’Istanbul. « On vendait énormément de viande tous les week-ends », dit-il en se levant pour nous montrer les dizaines de photographies qui tapissent le mur derrière nous.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

Sur ces archives personnelles, on retrouve les deux frères aux côtés de personnalités aussi différentes que Zeki Müren, un artiste turc transgenre, et Démétrios 1er, Patriarche œcuménique de Constantinople. Ce dernier est le chef de l’Église Orthodoxe byzantine, dont les frères se revendiquent. On appelle ces Turcs d’origine grecque des « Rum ». Aujourd’hui, il n’en resterait que quelques milliers, répartis entre Istanbul et la côte égéenne.

Avec l’exil d’une grande partie des communautés chrétiennes, les frères ont perdu un important contingent de consommateurs. Leur clientèle a évolué. Elle est désormais majoritairement composée de Turcs fortunés : « Les musulmans ne sont pas censés manger du porc, mais pour les riches, le péché n’existe pas », affirme Lazari sur un ton péremptoire. Consommer du porc peut aussi s’apparenter à une forme de rébellion face au parti islamoconservateur au pouvoir.

DURCISSEMENT

La Turquie est un pays laïc depuis l’instauration de la république, établie en 1923 après le démantèlement de l’Empire ottoman. L’élevage porcin y est donc autorisé — à la différence de pays comme l’Arabie Saoudite, la Libye, le Koweït ou le Qatar, où l’élevage comme l’importation sont prohibés. Ces dernières années, le pays connaît néanmoins un essor du conservatisme religieux.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

L’AKP (le Parti de la Justice et du Développement) avait pourtant été élu en 2002 sur la promesse de faire entrer la Turquie dans l’Union européenne. Le parti islamoconservateur du président Erdoğan avait alors lancé un vaste chantier de modernisation du pays qui a, par ricochet, touché de plein fouet les producteurs de porc.

De fait, la mise aux normes européennes des fermes et des abattoirs a provoqué la fermeture de la quasi-totalité des infrastructures. « Les travaux à effectuer pour correspondre aux standards européens sont particulièrement coûteux », explique Lazari en faisant tournoyer dans sa tasse un sachet d’Earl Grey. « De nombreuses fermes n’avaient pas les moyens de les réaliser et ont dû fermer ». Conséquence : dotée naguère d’un nombre élevé de petites fermes, la Turquie ne possède plus aujourd’hui qu’une poignée de grosses exploitations.

VACANCES À LA FERME

Sur l’ensemble du territoire, seules deux fermes ont réussi à se maintenir, ce qui laisse un choix des plus restreint aux acheteurs. Surtout depuis que les Kozmaoğlu ont cessé de traiter avec l’une d’entre elles : « Ils donnaient n’importe quoi à manger aux bêtes et la viande n’était pas de bonne qualité », se remémore Kozma. Ils n’ont donc plus qu’une seule option : Tropical Farm, située à Antalya, la plus grande station balnéaire de la côte méditerranéenne.

Cette compagnie n’est pas qu’une porcherie : c’est aussi un complexe hôtelier, un jardin botanique et un zoo. De leur vivant, les quelque 1000 porcs côtoient ainsi des autruches et des lamas. Un snack-bar trône même au milieu du parc. Nulle part, sur le site internet du groupe qui gère cette infrastructure, il n’est fait mention d’un élevage porcin. Il faut chercher un long moment en ligne pour trouver des sites qui l’évoquent, sous une forme plus administrative que commerçante. Les Kozmaoğlu eux-mêmes n’y ont jamais mis les pieds. « Ils disent que la visite de l’abattoir est interdite, car on pourrait faire entrer des maladies », justifie Lazari. Pour ne rien arranger, la ferme est située à plus de 700 km d’Istanbul.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

S’ils ne font pas la fine bouche, c’est surtout que cette structure constitue leur seul et unique fournisseur. Ils ne peuvent même pas passer commande auprès de la ferme : c’est cette dernière qui appelle pour en proposer ! Les deux frères sont donc complètement impuissants. Et seuls, puisqu’il n’existe aucune organisation des producteurs de porc dans le pays. À titre de comparaison, lors de la récente crise politique avec les Pays-Bas, la puissante association turque des producteurs de viande rouge a eu les moyens de renvoyer, à bord de camionnettes, une quarantaine de vaches néerlandaises de la race holstein vers leur terre d’origine. Une action certes plus symbolique qu’autre chose, mais qui démontre bien la force de ce lobby.

MESURES DISSUASIVES

Aux difficultés d’approvisionnement s’ajoutent ensuite de nombreuses autres mesures qui entravent le travail des producteurs. Les porcs doivent par exemple être abattus dans un abattoir séparé afin que cette viande n’entre pas en contact avec le bœuf ou la volaille. Les bouchers se retrouvent donc dans un cercle vicieux : l’élevage n’est autorisé que si le producteur peut indiquer le nom de l’abattoir qui tuera les bêtes, mais il n’y a quasiment plus d’abattoirs pour s’en occuper. Une façon de rendre la production impossible sans l’interdire formellement.

De même, le transport doit être complètement séparé de celui des autres types de viande. Dans les rares supermarchés qui proposent de la charcuterie sous vide importée (des épiceries fines italiennes ou des Delicatessens), le porc doit aussi être conservé dans un réfrigérateur distinct, et les produits conditionnés doivent arborer une étiquette rouge spécifique. Les restaurants qui proposent des plats à base de porc doivent les confectionner à l’écart de la cuisine principale. Toutes ces mesures onéreuses pour les acteurs de la filière contribuent à l’étouffer sans légiférer directement contre elle.

UNE POSSIBLE AMÉLIORATION

Dans ce contexte, une annonce récente détonne. Alors que l’importation d’animaux vivants est prohibée, une nouvelle loi aurait été soumise au parlement pour finalement l’autoriser. Cela augmenterait considérablement les capacités de production des frères Kozmaoğlu et les affranchirait enfin de leur fournisseur unique.

Les frères ne s’emballent pas pour autant. Kozma affirme ouvertement que cette annonce relève de la propagande gouvernementale, tandis que Lazari la défend du bout des lèvres. Les frères soupçonnent en effet le gouvernement d’avoir tenté d’amadouer les consommateurs de porc pour obtenir leurs votes lors du référendum du 16 avril dernier. Car ces promesses coïncident souvent avec des échéances électorales, et rien n’indique qu’elles seront tenues une fois celles-ci passées.

(photo Tareq Daoud/8e étage)
(photo Tareq Daoud/8e étage)

MANŒUVRES ÉLECTORALES

De fait, l’AKP a l’habitude de jouer habilement avec ce type de mesures, qui peuvent pourtant paraître anecdotiques, pour rallier les classes populaires ou les minorités. Dans une étude sur les modes de gouvernance en Turquie, la politologue Élise Massicard rappelle ainsi que dans certaines villes ou quartiers « des militants de l’AKP distribuent [en période électorale] des aides sociales provenant de structures caritatives ou d’entreprises privées ». Il y a aussi des aides en nature : « Le montant des aides en nature dispensées par les Fondations de solidarité sociale a ainsi été multiplié par trois avant les élections locales de 2009, confortant ceux qui soupçonnaient le gouvernement de tenter d’acheter les électeurs. À Tunceli — une province majoritairement peuplée d’Alévis kurdophones peu enclins à voter AKP —, les administrateurs locaux de l’aide sociale ont distribué de l’électroménager (réfrigérateurs, lave-linge…) ».

Cette confusion entre aides du parti et aides de l’état est entretenue volontairement et sert le jeu électoral de l’AKP : « Les aides distribuées par les municipalités sont étroitement associées par les citoyens au parti au pouvoir à la mairie, et largement considérées comme discrétionnaires, non transparentes, sujettes au clientélisme et au patronage. Différentes études montrent que, dans l’esprit de beaucoup, l’aide fournie par la municipalité provient non de l’institution municipale, mais de l’AKP ». Le succès électoral de l’AKP repose en partie sur des pratiques clientélistes de cet acabit. En est-il de même avec cette mesure, sortie de nulle part, en faveur des producteurs et ainsi des consommateurs de porc du pays, somme toute assez nombreux ?

Toujours est-il que trois semaines après la victoire du camp soutenu par le gouvernement au référendum et deux mois après l’annonce de l’autorisation prochaine de l’importation, rien n’a avancé. Lazari et Kozma attendent toujours, mais sans grand espoir. La validation aurait dû arriver dans la foulée, il y a déjà bien longtemps.

Si le décret finit par passer un jour, les frères continueront à travailler jusqu’à la retraite, et passeront peut-être le flambeau à l’un de leurs fils, qui pour l’instant se contente de leur donner un coup de main, sans vraiment vouloir s’investir davantage. Si le décret ne voit jamais le jour, les frères n’auront d’autre choix que de passer au bœuf, comme tous leurs collègues avant eux.

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