En Argentine, la face cachée du lithium, essentiel à nos batteries

La transition énergétique se joue à 3 400 mètres d’altitude, au coeur du triangle du lithium. Dans les salines du nord-ouest de l’Argentine, des communautés indigènes isolées luttent pour préserver leur eau face à la soif des multinationales attirées par « l’or blanc » qui constitue nos batteries. Quand elles n’ont pas déjà cédé…

Alicia Chaves a aujourd’hui une centaine de lamas, mais « tous les petits ne survivront pas à la saison sèche », assure-t-elle. Avec la viande de ses bêtes elle nourrit toute l’année sa petite famille, et les voisins lorsqu’il y en a trop. (photo Augustin Campos/8e étage)
Alicia Chaves a aujourd’hui une centaine de lamas, mais « tous les petits ne survivront pas à la saison sèche », assure-t-elle. Avec la viande de ses bêtes elle nourrit toute l’année sa petite famille, et les voisins lorsqu’il y en a trop.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Dans la froideur de la Puna argentine, seuls les hennissements des lamas brisent le silence qui règne sur ce paysage de steppe semi-désertique, orné d’un petit village de maisons en adobe, perché à 3 400 mètres d’altitude. Comme chaque matin, alors que le soleil se lève à peine, Alicia Chaves s’empresse d’ouvrir l’enclos de ses bêtes. Un déjeuner bien fourni les attend.

« Cela fait 18 ans qu’on n’a pas eu des pâturages aussi beaux que cette année, il a plu abondamment ! », se réjouit l’éleveuse du village de Tres Pozos. Autour de nous, une végétation d’arbustes, sèche et rugueuse, à perte de vue. Une abondance rarement au rendez vous ces dernières années. « Avant j’avais environ 140 lamas. Après la sécheresse, il ne m’en restait que 70. Ils sont tous morts en un an, c’était en 2009 ».

Dans cette région aride du nord-ouest de l’Argentine, dans la province de Jujuy, il pleut moins de 200 mm par an. Des gouttes qui comptent pour les communautés indigènes Kolla et Atakama qui peuplent la Puna, ce territoire altiplanique dépourvu d’humidité. Les quelques légumes et féculents qui sortent de terre, et la viande de lama ou de chèvre, leurs permettent de se nourrir une bonne partie de l’année.

AU CŒUR DU TRIANGLE DU LITHIUM

Mais les autochtones craignent pour leur eau, depuis que des compagnies minières étrangères investissent dans les immenses réserves de carbonate de lithium dans les déserts de sel des Salinas Grandes et de Guayatayoc, à proximité desquelles ils vivent. Car l’extraction par évaporation nécessite beaucoup d’eau : la seule mine qui commercialise du lithium, à 150 kilomètres de là, consomme 1,7 million de litres d’eau douce par jour, au maximum de ses capacités.

La première mine de lithium de la province de Jujuy se trouve à 4000 mètres d’altitude, dans le salar d’Olaroz.  Sales de Jujuy est un consortium réunissant l’australienne Orocobre (66,5%), Toyota (25%) et l’entreprise propriété du gouvernement provincial Jemse (8,5%). (photo Augustin Campos/8e étage)
La première mine de lithium de la province de Jujuy se trouve à 4000 mètres d’altitude, dans le salar d’Olaroz. Sales de Jujuy est un consortium réunissant l’australienne Orocobre (66,5%), Toyota (25%) et l’entreprise propriété du gouvernement provincial Jemse (8,5%).
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Composant essentiel des batteries de nos appareils électroniques, « l’or blanc du XXIe siècle » a vu son prix atteindre de nouveaux sommets en mai 2018, à 16 500$ la tonne. Par conséquent, en même temps que la production mondiale de voitures électriques explose, le triangle du lithium formé par la Bolivie, le Chili et l’Argentine – environ 70% des réserves mondiales – est de plus en plus convoité.

Mauricio Macri, le président argentin, déclarait en janvier vouloir faire de son pays le premier producteur mondial d’ici cinq ans. « Le lithium va être un formidable levier pour le développement de la province de Jujuy, sur le moyen et le long terme », s’enthousiasme  le ministre du développement économique de Jujuy, Juan Carlos Abud. Selon un rapport sur le lithium rédigé par la Chambre de commerce argentine en mars 2017, huit entreprises étaient en cours d’exploration dans la province, dont cinq dans le seul bassin des Salinas Grandes.

Depuis 2010, année des premières prospections, de nombreuses multinationales y ont sondé les saumures, où est concentré le lithium. Certaines sont reparties, faute d’accord avec les communautés, ou de certitudes sur la rentabilité de la concession. D’autres explorent encore, ce qui peut prendre parfois plusieurs années. Aucune n’est passée à la vitesse supérieure dans les Salinas Grandes.

OPPOSITION LOCALE

Il faut dire qu’ici, à 1600 kilomètres de Buenos Aires, le « boom du lithium » ne suscite pas chez les communautés le même enthousiasme qu’au cœur de la Casa Rosada (NDLR, le palais présidentiel). En 2010, alors que retentissaient pour la première fois les sirènes des compagnies minières dans les salines, les indigènes ont créé la Table des 33 communautés autochtones du bassin des Salinas Grandes, afin de préserver le bassin et ses 6 500 habitants, « face à ceux qui veulent s’approprier le territoire », selon les mots du leader de l’association, Clemente Flores.

Le leader de la Table des 33 communautés, dans la salle à manger de sa modeste case où il vit une partie de l’année sa grande famille. Dans la pièce, les odeurs se mélangent : celle de la coca, typique de la région, et celle des restes de viande de lama. (photo Augustin Campos/8e étage)
Le leader de la Table des 33 communautés, dans la salle à manger de sa modeste case où il vit une partie de l’année avec sa grande famille. Dans la pièce, les odeurs se mélangent : celle de la coca, typique de la région, et celle des restes de viande de lama.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Leurs principales préoccupations : les besoins en eau colossaux du procédé d’extraction par évaporation du lithium et la non-application, jusqu’à aujourd’hui, du droit des autochtones à la consultation et au consentement libre, préalable et informé en vertu de la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail, dont l’Argentine est signataire.

Ce fut précisément l’objet de la visite du rapporteur de l’ONU James Anaya, invité par l’association en 2011 dans les Salinas Grandes et qui, malgré un rapport implacable à l’égard des autorités quelques mois plus tard, n’a pas été écouté. « Au sein du gouvernement, personne ne voulait qu’il vienne », se souvient Clemente Flores.

Puis un an plus tard, le 27 mars 2012, la Cour Suprême de Justice se déclarait incompétente devant le recours constitutionnel déposé par l’avocate des communautés, Maitre Chalabe, afin que soit appliqué la consultation des autochtones.

SANS TITRES DE PROPRIETE

Au cours de l’audience publique, le procureur du gouvernement provincial, Alberto Matuk avait déclaré : « leur réclamation porte sur la zone où vivent le moins de communautés indigènes dans la province de Jujuy ». Une phrase malvenue, étant donné que pas moins de 6 500 personnes y habitent. Un moyen aussi de rappeler que les communautés des Salinas Grandes ne disposent pas de titres de propriété communautaires. Et ce, en dépit de la décision du Tribunal du contentieux administratif qui a sommé les autorités provinciales d’octroyer ces titres en 2006, se basant sur la Constitution de 1994 qui consacre pour la première fois les droits communautaires des indigènes.

Ici, dans le village d’El Moreno, à 30 km de piste des Salinas Grandes. Dans certains villages, la pénurie de sources d’eau potable a contraint le gouvernement provincial à acheminer l’eau via des camions citernes.  (photo Augustin Campos/8e étage)
Ici, dans le village d’El Moreno, à 30 km de piste des Salinas Grandes. Dans certains villages, la pénurie de sources d’eau potable a contraint le gouvernement provincial à acheminer l’eau via des camions citernes.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Seuls un tiers des titres ont été attribués depuis, mais uniquement dans le département de Susques, frontalier avec le Chili. Dans les Salinas Grandes, la Table des 33 a entrepris récemment d’acheter des GPS afin de prendre les mesures des terres de chaque famille.

« L’EXPLOITATION DU LITHIUM VA FAIRE BAISSER LE NIVEAU DES EAUX »

Dans cette région isolée, où la plupart des villages n’ont ni réseau mobile, ni internet, et où les pistes sont souvent en mauvais état – seule la route principale qui mène vers le Chili est asphaltée, depuis 2005 – peu d’informations arrivent jusqu’aux communautés. La plupart des autochtones se sont pourtant fait leur idée sur les conséquences qu’aurait l’extraction du métal.

« Les entreprises viennent et nous demandent si nous voulons du lithium ou non. Moi, ils ne sont pas venus me demander », raconte Alicia Chaves. « Nous n’en voulons pas, car l’exploitation du lithium va faire baisser le niveau des eaux et nuire aux habitants ».

Comme de nombreux locaux, elle craint que l’extraction du lithium n’affecte durablement le salar, « dont tout le monde dépend ici ». Elle, vend des empanadas (chaussons fourrés) sur le parking où s’arrêtent les touristes, le long de la route 52 qui relie la capitale provinciale, San Salvador, au Chili, entre les deux immenses déserts blancs. Son mari, lui, travaille dans la coopérative d’extraction de sel voisine, qui emploie 23 personnes, dont la plupart vivent dans le patelin.

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« LES SALINES POUR NOUS C’EST SACRÉ »

À Tres Pozos, le représentant du village, César Morales, élu il y a un an, n’a contrairement à sa prédécesseur jamais eu affaire directement aux compagnies minières. « Nous avons pour consigne de toute la communauté de ne rien signer avec les entreprises, parce que si l’on met un pied dedans, nous engageons tout le village », justifie-t-il.

De l’autre côté du salar de Guayatayoc, une autre communauté vit de ses ressources. En milieu d’après-midi, le mercure y affiche 35°C. Deux ouvriers à l’œuvre devant la salle polyvalente sur le point d’être terminée et de rares arbres à l’entrée de l’église font office de sobre décor, dans le village poussiéreux de Pozo Colorado. Ici, la sécheresse a eu raison depuis longtemps de la plupart des troupeaux et autres cultures.

Un tag « Mine = mort = trahison, non au lithium. Non à la Pachamama » sur la très empruntée route 52, qui relie la capitale de la province, San Salvador, au port d’Antofagasta au Chili. Le « Non » a été rajouté sur un « Oui ». Sur le seul axe asphalté de la Puna, les camions de marchandises côtoient les touristes et les bus locaux.  (photo Augustin Campos/8e étage)
Un tag « Mine = mort = trahison, non au lithium. Non à la Pachamama » sur la très empruntée route 52, qui relie la capitale de la province, San Salvador, au port d’Antofagasta au Chili. Le « Non » a été rajouté sur un « Oui ». Sur le seul axe asphalté de la Puna, les camions de marchandises côtoient les touristes et les bus locaux.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Le chef de la communauté, Francisco Lama, a travaillé 20 ans dans les salines, où il gagnait environ 7000 pesos mensuels (250 euros). Avant de se convertir au tourisme il y a trois ans : il est aujourd’hui guide.

« Quand le lithium est apparu, cela nous a poussé à prendre davantage soin du salar, nous avons par exemple aménagé ces aires touristiques. Nous avons pris possession de l’endroit et nous sommes formés comme guides », raconte l’homme charismatique, coiffé d’un large chapeau blanc, sous un soleil de plomb. « Les salines, pour nous, c’est quelque chose qui ne se vend pas, c’est sacré », dit-il avec fermeté. Selon lui, 90% de sa communauté dépend du salar pour vivre.

DESERT ÉCONOMIQUE

Le hameau de Tres Morros, au sud de la route 52, a quant à lui choisi une autre voie, en signant un accord avec l’entreprise canadienne Dajin Resources autorisant l’exploration du salar voisin. Ici, l’eau potable est acheminée par camion citerne, le bétail est rare, et le travail inexistant depuis que la mine de borax (NDLR, un borate de sodium hydraté) a fini d’épuiser les réserves accessibles dans les Salinas Grandes, en 2010. Beaucoup de jeunes ont dû partir en ville pour trouver un emploi.

Perché au dessus du salar, Olaroz Chico se vide de ses mineurs la journée, où seul le ronronnement du générateur électrique et les cris des enfants à la récréation viennent perturber le paisible village. (photo Augustin Campos/8e étage)
Perché au dessus du salar, Olaroz Chico se vide de ses mineurs la journée, où seul le ronronnement du générateur électrique et les cris des enfants à la récréation viennent perturber le paisible village.
(photo Augustin Campos/8e étage)

« Nous avons juste signé pour la première étape d’exploration, afin de savoir ce qu’il y a dans la saline. Car ici, il n’y a plus aucun emploi », explique Andres Castillo, le leader de la communauté, qui compte 35 familles et une église. Mais plus de deux ans après l’accord, toujours aucune trace de l’entreprise et de ses promesses d’embauches dans les salines.

À 150 km de là, le dernier village avant le Chili : Olaroz Chico, perché à 4200 mètres d’altitude. Surplombant le salar d’Olaroz-Cauchari, dans lequel la mine Sales de Jujuy exploite le lithium depuis 2015, le hameau a été depuis le début un soutien inconditionnel des multinationales attirées par la richesse des saumures.

« Avant, on travaillait comme des ânes dans la mine de borax, pour une misère. Moi j’y allais à pied, il fallait marcher six heures. Maintenant, le lithium ça n’a plus rien à voir : ils t’emmènent, te ramènent, te fournissent les vêtements, de la nourriture », explique Apolinar Nieva, l’élu de la communauté. Les salaires y sont aussi plus élevés : les moins bien lotis gagnent 18 000 pesos (620 euros) par mois, selon Oscar Alejo, délégué du syndicat AOMA au sein de la mine.

A quelques centaines de mètres de la mine de lithium Sales de Jujuy et du bourdonnement de ses machines, un troupeau de lamas paît, imperturbable. Dans le fond, la concession minière et ses immenses piscines (de 100 à 300 mètres de long) d’évaporation remplies de saumure. (photo Augustin Campos/8e étage)
À quelques centaines de mètres de la mine de lithium Sales de Jujuy et du bourdonnement de ses machines, un troupeau de lamas paît, imperturbable. Dans le fond : la concession minière et ses immenses piscines (de 100 à 300 mètres de long) d’évaporation remplies de saumure.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Sur les 350 habitants, 70 ont trouvé un emploi grâce à Sales de Jujuy, d’après Apolinar Nieva. Les quelques SUV et pick-up aperçus dans l’allée escarpée semblent témoigner de cette embellie économique.

PROMESSES NON-TENUES

L’entité « Sales de Jujuy », consortium entre l’australienne Orocobre, Toyota et l’entreprise propriété du gouvernement provincial Jemse, a aussi beaucoup investi dans les infrastructures (bibliothèque, salle polyvalente, école primaire) et dans la formation. Difficile de connaître les sommes en jeu, « les donations sont confidentielles », assure le chef de la communauté.

Eusebia Soriano, 64 ans, propriétaire de terres jouxtant le salar d’Olaroz-Cauchari, dit ne jamais avoir été consultée par Sales de Jujuy. Là-bas, ses lamas paissent aujourd’hui encore. Désabusée, la vieille dame n’a pas digéré non plus qu’une fois en activité, la mine n’ait pas embauché ses enfants, sans emploi pour la plupart. (photo Augustin Campos/8e étage)
Eusebia Soriano, 64 ans, propriétaire de terres jouxtant le salar d’Olaroz-Cauchari, dit ne jamais avoir été consultée par Sales de Jujuy. Là-bas, ses lamas paissent aujourd’hui encore. Désabusée, la vieille dame n’a pas digéré non plus qu’une fois en activité, la mine n’ait pas embauché ses enfants, sans emploi pour la plupart.
(photo Augustin Campos/8e étage)

Les engagements non tenus par l’entreprise eux le sont moins. À commencer par l’emploi : très peu de femmes ont été embauchées et les entreprises locales sont « peu sollicitées » selon lui. « Nous ne disons pas non à la mine, mais nous voulons aussi en bénéficier, parce que demain ce ne sont pas eux qui en supporteront les conséquences. Ils viennent, ils travaillent, et s’en vont ». Malgré nos sollicitations, Sales de Jujuy n’a pas souhaité répondre à nos questions.

À Susques, chef-lieu du département, Eusebia Soriano, propriétaire de terres jouxtant la mine d’Olaroz, dit ne jamais avoir été écoutée ni par Sales de Jujuy, ni par le gouvernement provincial. Un collectif d’opposants dénonce, preuves à l’appui, la consultation tronquée en 2012 et la falsification de signatures d’habitants sur l’acte de cession du permis d’exploitation de l’entreprise.

Eusebia Soriano, désabusée, s’interroge : « Pourquoi ils ne nous parlent pas, ne commencent pas par nous demander, par faire des réunions et décider avec les autochtones dans un premier temps ? ». Gageons que ces mots résonnent jusque dans la Maison du gouvernement, à 200 kilomètres de là.

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