Sacré business

Pour sauver leurs temples, menacés par le manque de donations et l’évolution de la société japonaise, des moines bouddhistes ont lancé leur propre entreprise. Rencontre avec ces hommes de foi devenus rentables. Mais à quel prix ?

Yoshinobu Fujioka tient depuis 18 ans le premier bar à moines de Tokyo.  (photo Margot Garnier/8e étage)
Yoshinobu Fujioka tient depuis 18 ans le premier bar à moines de Tokyo.
(photo Margot Garnier/8e étage)

Au fond d’une petite allée du quartier nocturne d’Arakicho, discrètement installé au second étage d’un immeuble tokyoïte, le Vowz Bar n’est pas un lieu où l’on vient par hasard. Si, comme dans de nombreux autres établissements de la capitale japonaise, on y sert des cocktails alcoolisés, les serveurs derrière le bar détonnent.

En Kesa marron, la longue robe des moines bouddhistes, Yoshinobu Fujioka propose conseils spirituels et boissons aux noms inspirés de la religion. Depuis 18 ans, il est le gérant et barman du Vowz Bar avec une dizaine d’autres moines. Dans une étroite salle décorée de « sutra » calligraphiés et de bouteilles de saké, il revient sur les raisons qui l’ont poussé à délaisser le traditionnel temple pour prendre la tête d’un établissement de nuit. « Je voulais sortir du système. Le bouddhisme était devenu une machine à cérémonies funéraires », retrace le bonze. « Si les temples des grandes villes arrivent encore à bien vivre de ce marché, il n’en va pas de même pour les plus petits temples en province. La nouvelle génération de bonzes, dont je fais partie, a pris conscience qu’il fallait changer les choses pour ne pas disparaitre. »

Les moines bouddhistes vivent des donations de leurs fidèles et des revenus que leur rapportent les rites funéraires. Des rites qui sont devenus leur activité principale. Autrefois très onéreux, ils se sont aujourd’hui simplifiés. Les familles qui mettaient généreusement la main au portefeuille ont éclaté ; les parents restant à la campagne, les enfants allant chercher du travail à la ville. Cet exode rural a impacté de plein fouet les revenus du bouddhisme et le business model sur lequel reposait depuis si longtemps la religion a commencé à vaciller. Les premières répercussions n’ont pas tardé à poindre : depuis les années 70, 20 000 temples ont déjà mis la clé sous la porte. Selon les prévisions d’Hidenori Ukai, prêtre bouddhiste et journaliste à Nikkei Business, près d’un tiers des lieux de culte sont menacés de disparition d’ici 2040.

Environ 1000 moines résident dans la ville sacrée de Koyasan. (photo Margot Garnier/8e étage)
Environ 1000 moines résident dans la ville sacrée de Koyasan.
(photo Margot Garnier/8e étage)

Face à ce constat, le gérant du Vowz Bar, Yoshinobu Fujioka, a fait le pari osé de monter son entreprise. Il aurait pu, comme nombre de ses pairs, vendre aux touristes et aux fidèles des portes-bonheurs et de petits objets religieux devant son temple. Mais, au-delà de l’aspect financier, Yoshinobu voulait repenser la relation entre lui et les croyants. « C’est un établissement convivial, plus accessible pour les gens. C’était facile pour les Japonais de venir nous rencontrer, discuter avec nous et oublier leur quotidien. On a, par exemple, observé des pics de fréquentation après le tremblement de terre et Fukushima en 2011 et après la crise financière. »

Yoshinobu Fujioka tire désormais son salaire de son bar. La vente d’alcool n’est pas interdite par la branche du bouddhisme dont il fait partie et il défend avec vigueur son choix : « Au début, j’ai reçu des menaces. On me disait que cela n’était pas sérieux. Les choses ont évolué depuis ».

Situé dans le quartier tokyoïte d’Arakicho, le Vowz Bar propose des séances de méditation en plus de la vente d'alcool. (photo Margot Garnier/8e étage)
Situé dans le quartier tokyoïte d’Arakicho, le Vowz Bar propose des séances de méditation en plus de la vente d’alcool.
(photo Margot Garnier/8e étage)

Aujourd’hui, les curieux sont nombreux à vouloir boire un verre dans le bar tenu par des moines ou à s’initier à la religion lors des récitations de sutras et séances de méditation proposées par l’établissement. Le gérant du bar l’assure : « servir dans un temple ou dans un bar, c’est la même chose ».

RETOUR À L’ECOLE… DE MANAGEMENT

Le moine-barman d’Arakicho n’est pas le seul à casser les codes traditionnels du bouddhisme. Dans la capitale nippone, un autre bonze fait également parler de lui. Avec un MBA de business management décroché en Inde, Matsumoto Shoukei a lancé une école de management pour moines en 2012. Depuis, environ 500 hommes et femmes de foi se sont inscrits aux cours dispensés dans tout le Japon. « Avant, les bonzes n’avaient pas besoin de communiquer, de faire savoir qu’ils existaient. Maintenant, ils doivent apprendre à le faire, à planifier des événements, à faire vivre leur temple », résume le directeur de l’école. En creux, les moines sont incités à entamer leur révolution. « Les temples sont considérés comme des lieux pour les personnes âgées ou pour les funérailles. Nous devons être plus pertinents, attirer les jeunes. »

En mars, se tenait la cérémonie de remise des diplômes pour la promotion de l’année 2017-2018. 80 bonzes étaient réunis dans la grande salle en bois et tatamis du temple de Matsumoto Shoukei. Pour valider l’année, les moines ont dû présenter un plan d’action pour leur temple.

Keisuke Mori est l’un des heureux diplômés. Sourire aux lèvres, il semble conquis par le cursus : « Dans ma branche du bouddhisme, la secte Jodo, personne ne m’a appris à gérer ma structure. À l’école, j’ai compris qu’un temple et une entreprise étaient très similaires. »

Keisuke Mori, l'un des diplômés de l'école de management pour moines, a pour ambition de créer un service de location de tombes. (photo Margot Garnier/8e étage)
Keisuke Mori, l’un des diplômés de l’école de management pour moines, a pour ambition de créer un service de location de tombes.
(photo Margot Garnier/8e étage)

Situé à Nara, au sud de Kyoto, son temple fait pâle figure face aux imposants édifices religieux et touristiques de la ville. Pas question donc de rivaliser avec ses voisins. Pour survivre financièrement, Keisuke Mori a repris deux ans plus tôt une petite école de quartier qui jouxte son temple. Il y enseigne les maths, l’anglais et le japonais à une dizaine d’élèves, de la primaire au lycée. Le moine dégage de cette activité annexe un revenu qui lui permet de vivre.

TOMBES À LOUER

« Auparavant, les moines recevaient beaucoup d’argent de la part des fidèles qui prient leurs défunts. Mais ce business model est fini. » Keisuke Mori a donc eu une idée originale durant ses cours de management : il souhaite proposer des tombes à la location. « Les familles sont de plus en plus mobiles », explique le bonze. « Les gens ne résident pas toute leur vie dans la même ville et sont amenés à déménager. » Même en cas de déménagement, les fidèles pourraient avoir leurs proches défunts près de chez eux.

Un concept novateur qui n’en est qu’à ses balbutiements, mais sur lequel Keisuke Mori mise, en parallèle de l’organisation d’événements de charité. « Je veux juste gagner assez d’argent pour avoir une vie décente et bien éduquer mes enfants. Et pour prouver aussi à mon fils qu’être moine est un bon travail. Lui donner envie de suivre mes pas. » La route est encore longue. Le temple de Keisuke Mori génère chaque année 4 millions de yens, soit un peu plus de 30 000 euros. Le bonze estime qu’il lui faudrait gagner le double pour vivre convenablement avec sa famille.

Daigen Kondo est à la tête d'un temple, à koyasan, qui possède 35 chambres pour accueillir visiteurs et fidèles. (photo Margot Garnier/8e étage)
Daigen Kondo est à la tête d’un temple, à koyasan, qui possède 35 chambres pour accueillir visiteurs et fidèles.
(photo Margot Garnier/8e étage)

En haut de la montagne sacrée Koyasan, le challenge est déjà gagné pour les mille moines qui vivent là. Le village de 3 000 habitants de la préfecture de Wakayama a décidé de parier sur l’hôtellerie. 52 des 117 temples sont des « shukubo », ils accueillent les pèlerins et les touristes de passage. Contre paiement, bien entendu. Et les tarifs sont élevés : en moyenne, il faut compter une centaine d’euros par nuit et par personne pour une chambre, avec salle de bains commune.

Les tarifs des logements n’ont pas empêché Koyasan d’attirer près de 500 000 personnes en 2015. Classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2004, la ville profite d’une belle visibilité dans les guides touristiques. Une vague de notoriété sur laquelle surfent habilement les gérants des temples pour dégager de généreux revenus.

UN MOINE « À DEUX VISAGES »

Petit moine souriant en carton à l’entrée, chaussures rangées en rang d’oignons et belle façade en bois, le temple Eko-in peut accueillir jusqu’à 100 personnes. Huit moines et dix-sept employés s’activent pour faire tourner l’hôtel. Daigen Kondo, 62 ans, est à la tête de cette entreprise lucrative. Mais le bonze insiste : « L’idée n’est pas uniquement de gagner de l’argent. Nous voulons avant tout faire découvrir le bouddhisme ». Le prix de la chambre comprend, en effet, des activités découvertes : une séance de méditation et la possibilité d’assister à la prière et la cérémonie du feu le matin.

La cérémonie du feu est l'une des activités proposées par le temple Eko-In. (photo Margot Garnier/8e étage)
La cérémonie du feu est l’une des activités proposées par le temple Eko-In.
(photo Margot Garnier/8e étage)

Mais, pour en savoir plus sur Koyasan et son célèbre cimetière, il faut encore débourser 2 100 yens (16 euros) pour une visite nocturne des lieux. Un tarif plus attractif est proposé aux visiteurs qui s’inscrivent via l’application mobile « Awesome Tours » (super visites), un site créé par un ancien moine du temple, désormais à la tête de sa propre agence de tourisme à Koyasan. Les pèlerins peuvent également acheter des prières en bois pour 300 yens (2,20 euros) ou payer pour un service commémoratif en l’honneur de leurs proches décédés pour des tarifs s’échelonnant de 3 000 à 10 000 yens (22,5 à 75,20 euros).

Des services religieux payants qui ne choquent en rien le gérant du temple. « Je suis un homme à deux visages, celui de moine et celui d’entrepreneur », concède Daigen Kondo. Le bonze joue ainsi l’équilibriste. Avec un objectif en tête, entretenir un temple vieux de 1 000 ans. « Pour les bâtiments en bois, il est plus cher de réparer que de tout détruire et de reconstruire ». En effet, malgré les revenus générés par leur activité d’hôtellerie, Eko-in cherche toujours des financements pour refaire la toiture du temple et des appels aux dons sont placardés à l’entrée de l’édifice.

Pour espérer lever les fonds nécessaires, le temple doit continuer à proposer des activités et attirer plus de visiteurs. Sa nouvelle clientèle cible ? Les étrangers, notamment chinois. Sa méthode pour les séduire ? Communiquer sur tous les réseaux sociaux et les sites de réservation d’hôtel en ligne, comme Booking. Une publicité non sans conséquence pour Koyasan. « On craint le tourisme de masse et les cars de voyages organisés. On veut vraiment protéger ce lieu sacré. » Difficile pourtant de ne pas jouer à ce jeu dangereux pour les temples japonais, celui de la loi du marché et du profit, au risque, tout simplement, de disparaître.

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