Savourez un KitKat et plongez dans l’univers délicieux de la propriété intellectuelle

Depuis 1995, la “marque européenne” permet de protéger ses droits d’exploitation dans toute l’Union Européenne. Les tentatives d’abus pour se créer un pré carré sont courantes, ce qui donne beaucoup de fil à retordre au législateur européen.

Nestlé et Mondelez sont de bons clients de la Cour de justice européenne
. (CC BY Katarina Dzurekova, modifié par Pierre Pauma)
Nestlé et Mondelez sont de bons clients de la Cour de justice européenne
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(CC BY Katarina Dzurekova, modifié par Pierre Pauma)

Ce papier est le second épisode d’une nouvelle chronique intitulée “Bons baisers de Bruxelles”, tenue d’une main de maître par notre journaliste spécialisé en affaires européennes Pierre Pauma. Dans cette nouvelle série, Pierre vous racontera l’actualité de Bruxelles comme vous ne l’avez jamais vue, avec humour et légèreté. Souvent considérée comme ennuyeuse, l’information européenne est pourtant au coeur de la vie des citoyens français, pour le meilleur ou pour le pire…

Un marché de 500 millions de consommateurs, ça créé forcément quelques vocations. Et tous les moyens sont bons pour se l’approprier, notamment la fameuse marque européenne : une marque déposée qui vous donne l’exclusivité d’utilisation d’un nom, d’un logo, ou même d’un jingle dans toute l’Union Européenne.

Cela fait plusieurs années que les géants de l’agro-alimentaire se disputent le marché européen des friandises à coups de marques déposées. Le 19 avril, l’avocat général de la Cour de Justice de l’UE a proposé de mettre un terme à la guerre du KitKat, au détriment de son créateur, le groupe Nestlé. Le n°1 mondial de l’agro-alimentaire avait obtenu en 2006 auprès de l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la propriété intellectuelle) * que la forme du KitKat soit reconnue comme une marque européenne. Autrement dit, personne d’autre que Nestlé en Europe n’aurait le droit de produire des friandises composées de quatre barres chocolatées pré-détachable. Voilà qui ne plait pas au chocolatier britannique Cadbury, qui conteste la décision un an plus tard.

Débouté dans sa demande par l’EUIPO en 2012, Cadbury (racheté entre temps par l’américain Mondelez) porte l’affaire devant le tribunal de l’Union Européenne, qui lui donne raison une première fois en 2016. La justice estime que la forme du KitKat, si elle est indéniablement associée à la marque dans de nombreux pays de l’UE, ne l’est pas forcément dans tous les États membres. Malgré la procédure d’appel de l’EUIPO et de Nestlé, l’avocat général s’en tient à cette décision. 

La tentative de Nestlé est de bonne guerre. De son côté, Cadbury-Mondelez a réussi à faire reconnaître le violet onctueux de ses emballages comme une marque européenne.

À PARTIR DE COMBIEN DE PAYS A-T-ON CONQUIS L’EUROPE ? LA JURISPRUDENCE DU LAPIN DE PAQUES LINDT

Selon le droit européen, le dépôt d’une marque européenne peut être rejeté si ladite marque se limite à une forme, de mots ou de symboles d’usage courant, à moins qu’ils ne prouvent un (alerte mot barbare) caractère distinctif dans l’ensemble de l’Union Européenne. Traduction : Coca Cola ne pourrait déposer sa célèbre bouteille en verre comme marque (une bouteille étant un objet courant) dans l’UE que si toute l’Europe s’exclamait d’une seule voix « c’est une bouteille de coca ! » quand elle en voit une. Autant dire que c’est compliqué : n’importe quelle personne rompue aux négociations européennes en soit témoin, il est particulièrement difficile de faire parler toute l’Europe d’une seule voix.

Cela n’empêche pas les industriels de tenter régulièrement des coups de force pour faire tomber des marchés entiers sous la protection d’une marque dont ils seraient propriétaires. Lindt s’est cassé les dents avec son lapin de Pâques doré orné d’un grelot qui fait la joie des enfants (et la détresse des parents). Face à sa tentative de dépôt de marque (refusée par l’EUIPO et portée devant la justice), la Cour de justice de l’UE a répondu d’un laconique « Hm, non », en considérant que l’Europe n’avait pas attendu Lindt pour mouler des lapins en chocolat. Mais dans l’arrêt définitif rendu par la cour sur l’affaire du lapin de Lindt, une phrase a retenu l’attention des poseurs de marque compulsifs :

« S’il est vrai que l’acquisition d’un caractère distinctif pour la partie de l’Union dans laquelle cette marque n’avait pas initialement un tel caractère doit être démontrée, il serait excessif d’exiger que la preuve d’une telle acquisition soit apportée pour chaque État membre pris individuellement. »

Traduction : la forme du KitKat et celle du lapin doré de Lindt pourraient devenir des marques européennes sans avoir à valider scrupuleusement la conquête de chaque pays qui compose l’UE. Mais alors grande question : à partir de combien de pays et combien de citoyens gavés au chocolat Lindt devient-on maître du lapin de Pâques en Europe ?

L’avocat général profite de la guerre du Kitkat pour combler ce vide juridique : en plus d’avoir conquis une majorité de pays et de citoyens, la marque doit répondre à une certaine « représentativité géographique » : pour être reconnue comme « européenne ». Autrement dit, une marque ne doit pas délaisser certaines régions du continent.

« Si la majorité de pièces suggèrent que le puzzle représente l’image d’un cheval, rien n’exclut que la pièce manquante représente le torse d’un homme. Dans ce cas, il ne s’agirait pas d’un cheval mais d’un centaure. Tel est le risque que pose l’exclusion sélective de certains États membres des preuves apportées. »

L'UE ne précise pas si une contrefaçon artisanale est condamnable quand elle est meilleur que l'original industriel. Ici, un Twixx trouvé dans un salon de thé, avec deux X.
L’UE ne précise pas si une contrefaçon artisanale est condamnable quand elle est meilleur que l’original industriel. Ici, un Twixx trouvé dans un salon de thé, avec deux X.

Et du point de vue de l’avocat général, il manque quelques pièces au puzzle de Nestlé : la marque n’a pas prouvé que la forme du Kitkat était immédiatement associé aux Kitkat en Grèce, au Portugal, en Belgique et en Irlande, et elle n’a pas prouvé que ces pays faisaient partie du même « marché régional » que d’autres pays où l’identification se fait facilement, comme la France ou le Royaume-Uni. La Cour de justice de l’UE devra se prononcer prochainement pour savoir si elle valide cette analyse, et si elle avalise donc un durcissement de la jurisprudence dans le dépôt des marques européennes.

DES ANTECEDENTS AVEC RED BULL ET LOUIS VUITTON

L’industrie alimentaire regorge d’exemples semblables, car rien n’est plus facile à recopier qu’un gâteau ou un soda trop sucré. Ainsi, Red Bull s’est faite couper les ailes en essayant de s’approprier à son tour une combinaison de couleurs : bleu et argent. Ses tentatives auprès de l’EUIPO se sont soldées par des échecs, confirmés par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Ce serait restreindre l’éventail de possibilités laissées aux marques, et une mesure disproportionnée pour garantir l’identité d’une simple marque, a estimé la Cour.

Autre domaine facilement sujet à la pompe et donc en réaction à la protection outrancière : la mode. Louis Vuitton en a fait les frais en tentant de déposer comme marque son célèbre motif à damier marron et beige. En 2015, un concurrent allemand a réussi à faire reconnaître définitivement que le motif n’avait pas un caractère suffisamment distinctif au sein de l’UE. Louboutin qui avait attaqué un concurrent néerlandais qui avait osé sortir des escarpins à semelles rouges prend le même chemin : l’avocat général de la Cour de Justice de l’Union européenne recommande de ne pas condamner son concurrent pour « contrefaçon ».

*C’est par pure charité chrétienne que nous vous avons épargné une parenthèse de deux lignes pour préciser qu’au début des faits, l’EUIPO s’appelait l’OHMI (Office de l’Harmonisation du Marché Intérieur).

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