Cette semaine dans « Jeu de cartes », notre chronique hebdomadaire toute en cartes, nous allons vous parler de frontières, et plus précisément des désaccords entre pays sur le tracé de certaines frontières en raison de l’existence de territoires contestés. Pour ce faire, nous nous baserons notamment sur une carte interactive réalisée par l’entrepreneur et blogueur Max Galka, avant de voir comment Google Maps, premier service de cartographie du monde en 2018, s’adapte à ces situations compliquées.
À chacun ses frontières… L’année dernière l’entrepreneur et blogueur Max Galka réalisait une passionnante carte interactive illustrant les quelque 100 territoires contestés dans le monde, qui désignent un territoire que deux ou plusieurs États considèrent comme leur (NDLR, on en dénombrait au moins 105 au moment de l’écriture de cette chronique). Pour créer sa carte, Galka explique avoir recoupé des données librement disponibles sur le CIA World Factbook, Natural Earth et Wikipédia.
Certains de ces territoires contestés, comme la Crimée qui a souvent fait la Une ces dernières années, vous seront bien connus. D’autres, comme Rockall, un rocher isolé perdu au beau milieu de l’Atlantique Nord, forcément un peu moins. Leur point commun ? Ils se trouvent au cœur de complexes différends politiques et territoriaux.
La légende est relativement simple à comprendre : les pays impliqués dans un différend territorial apparaissent en rouge, les autres en gris. Deux autres couleurs apparaissent sur la version interactive de cette carte : le bleu, qui lorsqu’un pays est sélectionné indique les autres pays concernés par des différends avec ce dernier ; et le jaune, couleur dans laquelle apparaissent les territoires contestés en question.
Le constat est sans appel : de nos jours, la quasi-totalité des pays du monde est concernée par le problème, ce qui peut amener quelques surprises. Ainsi, même certains pays nordiques comme le Danemark ou l’Islande sont empêtrés dans un litige territorial. À l’inverse, plusieurs pays des Balkans, comme l’Albanie, le Monténégro ou encore la Bulgarie constituent des exceptions notables (peut-être serait-il temps de repenser le terme de balkanisation ?).
Mention spéciale pour la Mongolie : seul pays d’Asie continentale à n’être impliqué dans aucun différend territorial.
Intéressons-nous maintenant plus particulièrement au cas des États-Unis, pays où l’on dénombre pas moins de huit différends territoriaux avec 10 autres pays. Si la plupart sont situés à proximité de ses frontières (Cuba, Canada, Caraïbe), d’autres se situent plus loin dans le Pacifique.
Vous connaissez déjà de nom le plus emblématique d’entre eux à cause du centre de détention militaire de haute sécurité de Guantánamo. En effet, le territoire qui accueille cet endroit où les Américains ont détenu des personnes qualifiées de « combattants illégaux », capturées par l’armée américaine à l’étranger dans des pays comme l’Afghanistan ou l’Irak, est au cœur d’un litige territorial avec Cuba. Les Américains louent officiellement ce terrain de 121 km2 (soit 30 000 acres) au gouvernement cubain depuis le 23 février 1903. Cependant, après l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro, l’État cubain a toujours refusé d’encaisser ces paiements (à l’exception de la première année de la révolution en 1959). La raison ? L’un des plus grands ennemis du Cuba ne peut pas disposer d’une base militaire sur son territoire.
Plus au nord, vous observerez que les États-Unis sont également empêtrés dans une dispute territoriale avec le Canada concernant la mer de Beaufort (NDLR, une partie de l’océan Arctique qui s’étend sur une superficie d’environ 450 000 km2 au nord des côtes de l’Alaska).
Passons maintenant au cas, non moins intéressant de la Russie. Le pays revendique lui aussi huit territoires contestés, ce qui l’oppose à neuf pays : l’Azerbaïdjan, l’Estonie, la Géorgie, l’Iran, le Japon, le Kazakhstan, la Moldavie, l’Ukraine et le Turkménistan. Vous observerez que la plupart de ces différends se situent à l’ouest du pays (à l’exception du contentieux entre le Japon et la Russie au sujet des Îles Kouriles, qui furent annexées par les forces soviétiques lors de l’invasion de la Mandchourie à la fin de la Seconde Guerre mondiale et demeurent actuellement, au grand dam du Japon, sous administration russe).
Nous ne rappellerons pas ici le cas de la Crimée, dont vous avez peut-être encore entendu parler récemment avec l’ouverture à la circulation d’un gigantesque pont reliant ce territoire annexé par la force à la Russie continentale, ni de ceux de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud ou encore du Haut-Karabakh.
En revanche, vous ne saviez peut-être pas que l’iconique cosmodrome de Baïkonour — base de lancement russe située au centre du Kazakhstan qui joua au siècle dernier un rôle central dans le cadre de l’activité spatiale soviétique — est lui aussi au cœur d’un différend territorial. En effet, à la suite de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, la Russie a décidé de louer la base de lancement au gouvernement kazakh jusqu’en 2050. Le tout pour un coût relativement élevé : 115 millions de dollars par an en 2016. Cependant, invoquant des inquiétudes en regard de la chute de débris dans la zone, le gouvernement kazakh tente de faire payer les Russes toujours un peu plus cher, source vous vous en doutez de conflits latents. Résultat : de nos jours, Vladimir Poutine ne jure plus que par son tout nouveau cosmodrome de Vostochny construit pour plus de 4 milliards d’euros sur une ancienne base de missiles soviétiques de l’Extrême-Orient.
Après les États-Unis et la Russie, le cas d’un autre géant territorial mérite d’être abordé : vous l’avez deviné, il s’agit de la Chine qui détient un record. À lui seul, le pays est empêtré dans pas moins de douze différends territoriaux avec huit pays, dont deux possédant l’arme nucléaire : l’Inde, le Pakistan. Vous remarquerez cependant que ces litiges sont tous situés à proximité directe des frontières terrestres et maritimes du pays.
Vous savez à n’en pas douter que la Chine revendique plusieurs îles et territoires en mer de Chine. Cependant, en termes de superficie, la palme revient aisément à ses contentieux territoriaux avec l’Inde. En cause : l’Aksai Chin (43 180 km2), à l’ouest, un territoire contrôlé par la Chine et revendiqué par l’Inde, et plus à l’est, l’Arunachal Pradesh (90 000 km2), un territoire contrôlé par l’Inde que les Chinois considèrent comme une partie du Tibet du Sud.
Impossible de ne pas non plus aborder le cas de l’Hexagone. Vous ne le saviez peut-être pas, mais la France est impliquée dans pas moins de huit litiges territoriaux, la plupart concernant des îles. On retrouvera ainsi, les Île Hunter, Île Matthew et île Walpole, à l’est de la Nouvelle-Calédonie, sous contrôle de la France, et revendiquées par le Vanuatu. Les atolls français de Bassas da India et Juan de Nova, ainsi que les îles Glorieuses et Europe dans l’océan Indien, tous ces territoires sont actuellement sous contrôle français, mais revendiqués par Madagascar. Mayotte, un ensemble d’îles situé dans l’archipel des Comores, revendiqué par l’Union des Comores. L’île Tromelin, une île française de l’ouest de l’océan Indien, revendiquée par Maurice. Enfin, en Amérique du Sud, un différend frontalier oppose la France au Suriname au sujet d’un territoire de 6 000 kilomètres carrés inhabité et revendiqué qui dépend actuellement de la Guyane française.
Enfin, il n’apparaît sur cette carte, mais saviez-vous que le mont Blanc lui-même est au cœur d’un litige territorial qui oppose la France à l’Italie ? En effet, il n’y a pas qu’en France qu’on apprend sur les bancs de l’école que le plus haut sommet des Alpes est le point culminant du territoire. La frontière sur le mont Blanc, qui concerne en réalité un secteur triangulaire d’à peine quelques hectares, fait depuis plusieurs décennies l’objet de controverses à n’en plus finir entre érudits français et italiens…
Enfin, pour terminer cette chronique, quelques mots sur la manière dont Google Maps, l’omniprésent service de cartographie gratuit de Google, réagit face à ces différents litiges territoriaux. Pour cause, avec ces nombreuses fonctions comme le calcul d’itinéraires, la vision satellite ou encore les vues photographiques à 360° de portions de route, le service de cartographie maison du géant américain, lancé le 8 février 2005, est désormais devenu incontournable. En 2014 déjà, le géant américain se targuait d’avoir plus d’un milliard d’utilisateurs mensuels de son service. C’est dire à quel point les choix des équipes de Google Maps comptent, car plus des 2/3 des internautes qui consultent une carte en ligne le feront par ce biais (Apple maps occupant, loin derrière, la seconde place).
Sachez qu’il existe plus de 30 pays dont Google s’est abstenu de dessiner certaines frontières de manière définitive lorsque l’on clique sur leur territoire, et ce afin de ne froisser personne. Interrogé en 2014, Ed Parsons, technologue des données géospatiales chez Google, en avait expliqué la raison ainsi : « S’il y a un différend, nous afficherons un différend. Nous essayons de rester neutres. Dans plusieurs coins du monde, des gens mènent une vie assez heureuse malgré des frontières contestées, dans d’autres coins c’est un plus gros problème. Au contraire de ce qui existe au Royaume-Uni ou en Europe de l’Ouest, dans de nombreuses régions de la planète les cartes continuent de se voir accorder une importance stratégique, il y a donc des contraintes [pour nous]. La réalité est que les cartes ont toujours constitué une représentation du monde tel qu’il est vu depuis des zones du monde différentes, nous devons juste correspondre à ça. »
De plus, selon l’endroit où l’on se trouve lorsque l’on accède au service du géant américain, on a parfois droit à des cartes quelque peu différentes. Ainsi, un Chinois verra les régions mentionnées précédemment apparaître en Chine, alors qu’un Indien les verra en Inde. Même chose du côté de la Crimée, en Russie pour les Russes et en Ukraine pour les Ukrainiens.
Ed Parsons avait justifié ces décisions par la nécessité de se conformer aux lois nationales en vigueur dans « près d’une demi-douzaine de pays », ce qui aurait contraint Google à afficher des versions différentes de ses cartes dans différents pays. « Cela arrive très rarement et c’est dû au fait que certains pays ont des lois qui obligent les fournisseurs qui opèrent dans leur pays à afficher les cartes d’une façon spécifique. Nous sommes probablement tout simplement les plus connus à faire ça, mais vous trouverez ces pratiques chez nos concurrents. Nous n’avons pas de motivations secrètes. »
Pour conclure, nous vous laissons sur cette vidéo du très bon Youtuber Dave Sheik qui a lui aussi traité, non sans humour, il y a quelques jours du cas de quelques territoires contestés :
Le sujet vous intéresse ? Pour les anglophones, nous vous invitons à passer quelques dizaines de minutes sur la fascinante carte interactive de Max Galka. Pour une liste exhaustive des différends territoriaux, n’hésitez pas non plus à consulter directement le CIA World Factbook, et/ou les sites de Natural Earth et de Wikipedia. Enfin, pour mieux comprendre la politique de Google sur la question des différends territoriaux nous vous invitons à regarder cette vidéo YouTube très instructive de la chaîne Human Interests et la discussion, très animée, sur Reddit la concernant. Bonne lecture !
Et le différend pour l’île Clipperton avec le Mexique, c’est réglé ?
(tiens, en proposition de de smiley associé au mot Clipperton sur mon téléphone j’ai 🇨🇵, la géopolitique s’invite partout !)