Les dessous du “Glasgow Effect”

Glasgow a l’espérance de vie la plus faible du Royaume-Uni. Benoît Jacquelin et Thomas Halkin se sont rendus dans la plus grande et plus peuplée ville d’Écosse pour connaitre les raisons de ce “Glasgow Effect”.

Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

Le “Glasgow Effect” est avant tout la triste histoire d’une ville qui a été un des fleurons industriels du Royaume-Uni, a eu du mal à se réinventer et dont certains quartiers ont lentement sombré dans la misère sociale », déplore Ronnie Burns, 40 ans, médecin de famille au NHS Greater Glasgow & Clyde depuis près de 10 ans. Derrière un sourire franc et des yeux rieurs, l’homme a les traits tirés et fatigués. Praticien dans l’une des zones les plus défavorisées de l’est de Glasgow, le East End, son quotidien est loin d’être simple.

Qu’est-il donc advenu de la seconde ville de l’empire – surnom du Glasgow de l’époque victorienne ? Nous vous en parlions récemment sur 8e étage, l’Office National britannique des Statistiques (ONS) publiait en avril dernier un rapport faisant une nouvelle fois de Glasgow le cancre de la Grande-Bretagne en matière d’espérance de vie. Avec une moyenne de 72,6 ans pour les hommes et 78,5 ans pour les femmes (cinq ans de moins que la moyenne nationale), l’ancienne capitale industrielle confirmait ainsi sa triste réputation acquise depuis la fin des années 60.

Terrain de foot dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Terrain de foot dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

Inventé en 2008, le terme “Glasgow Effect” est lui-même dérivé de celui de “Scottish Effect” qui désigne les mauvais résultats en matière de santé et d’espérance de vie des Écossais, en comparaison du reste du Royaume-Uni. Une polarisation particulièrement criante en ce qui concerne la partie ouest de l’Écosse qui a amené les experts à parler d’un “Glasgow Effect”. La comparaison de l’agglomération avec d’autres villes post-industrielles aux profils similaires, telles que Liverpool et Manchester, est stupéfiante : les morts prématurées y sont 30 % plus nombreuses. Plus surprenant encore, le phénomène touche l’intégralité de la population, hommes et femmes confondus, quartiers pauvres comme quartiers riches.

Refuge Mary Trust, centre-ville de Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Refuge Mary Trust, centre-ville de Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

LE GLASGOW EFFECT EST AVANT TOUT CAUSÉ PAR LA MISÈRE SOCIALE

De par le volume de son espace urbain, Glasgow est un cas à part en Écosse. Exclusion sociale, pauvreté, chômage… tous ces indicateurs sont plus élevés ici que dans le reste du pays. Ces problèmes, Steven Mitchell, 53 ans, gérant du refuge pour sans-abris Mary Trust, les connaît bien. « Il suffit de regarder les statistiques pour voir que Glasgow est bien plus touchée par la misère sociale ». Le visage marqué par les années, cet écossais opiniâtre ne s’arrête pourtant jamais de travailler dans son centre situé à proximité de la gare Centrale de Glasgow. 80 % des sans-abris et victimes de mal-logement qu’il accueille sont des hommes âgés de 26 à 60 ans. Ils viennent bénéficier des nombreux services offerts par le centre (repas pour 1,20 £, atelier d’aide à la recherche d’emploi, etc.)

L’homme explique qu’au problème bien connu de la précarité énergétique s’ajoute maintenant celui des coupes budgétaires de la « Welfare Benefits Reform » qui a réduit significativement les allocations et les aides touchées par de nombreux chômeurs.

Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

« Beaucoup de ceux qui terminent dans nos locaux sont exclus du marché du travail depuis de nombreuses années », raconte Steven Mitchell. En 2013, une étude de l’ONS montrait que près de 30 % des foyers de la ville habités par les 16-64 ans seraient constitués uniquement de chômeurs. Pourtant, ces chiffres alarmants, supérieurs à partout ailleurs au Royaume-Uni, ne sont pas en lien direct avec la récente crise de l’emploi. Si celle-ci n’a pas aidé, la fermeture des usines de charbon et d’acier durant les années Thatcher a porté un coup fatal à l’organisation sociale de la région et certains quartiers de la ville ne s’en relèvent toujours pas. « Beaucoup de travailleurs n’ont jamais réussi la transition entre les anciennes industries lourdes et les nouvelles industries de service », analyse Steven Mitchell.

Pourtant originaire de Manchester, une ville souvent comparée à Glasgow de par son passé industriel, le Dr Ronnie Burns considère lui aussi Glasgow comme un cas à part. « Ce qui m’a tout particulièrement marqué c’est l’absence totale de mobilité sociale, même comparé à ma ville natale ». Le Dr Burns travaille dans le Deep End, la 13e zone la plus défavorisée d’Écosse en matière de santé. À quelques centaines de mètres de son cabinet se situe la 1ère : le quartier de Calton. Au regard d’une récente étude de l’ONS, 17 des 20 zones les plus défavorisées d’Écosse (soit 85 %) se situeraient dans le Grand Glasgow.

Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

TROIS GÉNÉRATIONS QU’ILS SONT AU CHÔMAGE

« Dans certains foyers, cela fait parfois trois générations que les bénéficiaires sont au chômage », commente le Dr Burns. Beaucoup vivent des allocations, leur seule source de revenus. Les plus chanceux travaillent à l’usine du coin, la « Mc Vities factory » qui produit les gâteaux secs les plus connus du Royaume-Uni. « Si cette usine ferme, cela scellera la fin de l’ère industrielle, la fin de l’espoir d’une reprise pour beaucoup », ajoute le Dr Burns. Au contraire des nombreux immigrés, majoritairement polonais et slovaques, la plupart ne veut pas se résoudre à sortir de la ville pour aller travailler dans les champs de pommes de terre ou dans les « call-centers ».

Témoignage du Dr Burns.

Le East End, Glasgow. Cliquez pour agrandir. (capture d'écran Google)
Le East End, Glasgow. (capture d’écran Google)

GLASGOW LA SCHIZOPHRÈNE

En arrivant à Glasgow, on a le sentiment d’une ville à deux vitesses. D’un côté, certains quartiers fourmillent d’activité, comme les abords de la rivière Clyde, où depuis maintenant presque 20 ans le « City Council » promeut activement la culture et le sport. En 2006, la ville se vantait même d’avoir attiré près de 228 000 visiteurs supplémentaires grâce à cette nouvelle image, générant près de 27 millions de livres de recettes supplémentaires.

Stevenson Street, l'artère emblématique de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Stevenson Street, artère emblématique de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

Pourtant, si dans certains quartiers l’approche des jeux du Commonwealth génère une certaine fierté, le East End ne semble pas partager cet enthousiasme. Bien au contraire, la morosité ambiante pèse comme une chape de plomb dans ces quartiers laissés à l’abandon. Le East End était par le passé l’un des poumons de l’industrie écossaise. De nos jours, « The Forge », auparavant la plus grosse aciérie de la ville, a été remplacée par un centre commercial éponyme, en souvenir du passé. Les habitants, dans l’impossibilité de correctement chauffer leur logement, viennent ainsi s’y réfugier au cours des rudes journées d’hiver.

Pour le Dr Burns, le problème est avant tout sociétal. Investir dans le quartier et fournir de nouveaux logements aux habitants ? Indispensable, mais insuffisant. Selon lui, la véritable solution serait de faire évoluer les mentalités et faire repartir l’ascenseur social pour raviver l’espoir d’une vie meilleure. «  Si vous demandez à un petit garçon de 5 ans qui vit ici ce qu’il veut faire plus tard, il répondra qu’il veut être astronaute, docteur ou avocat. Lorsqu’il entrera au collège, 6 ans plus tard, le même petit garçon aura perdu ses illusions et se rêvera conducteur de bus ou travailleur à l’usine… »

Centre-ville de Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Centre-ville de Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

Beaucoup de chômeurs de Glasgow ne considèrent même pas l’idée de trouver du travail comme une possibilité. « Ces gens vivent presque constamment au jour le jour  », commente le Dr Burns. « Ils attendent les aides sociales pour payer leurs loyers et leurs factures… et avec ce qu’il reste, ils achètent à manger ». Dans le supermarché du coin, la nourriture la moins saine est aussi la moins chère. La malbouffe, trop riche en tout (graisses, sucre, sel, résidus chimiques divers…), est la première cause des problèmes de santé et de surpoids. « Nous avons de nombreux patients qui développent des problèmes d’obésité couplés à des maladies cardiaques », déplore le médecin.

Une demeure abandonnée dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
Une demeure abandonnée dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

L’ADDICTION, UN PIÈGE DIFFICILE À ÉVITER

En marge des problèmes de santé, Glasgow est aussi le théâtre d’importants problèmes de dépendance au jeu, à l’alcool et à la drogue. «  Un cercle vicieux  », à en croire Steven Mitchell, qui peut amener certains à s’endetter jusqu’à parfois se retrouver à la rue. Voire pire. « Il ne faut pas généraliser, mais, statistiquement, une grosse partie des jeunes du East End aura au moins un membre de leur entourage souffrant d’une addiction quelconque », affirme le Dr Burns.

À cela s’ajoutent les problèmes de criminalité que « certains voient comme une échappatoire pour leurs problèmes d’argent ». Tout cela débouche sur une espérance de vie moyenne de 65 ans. Le Dr Burns rappelle que ces chiffres s’expliquent aussi par le fait que « chaque jeune qui meurt à la suite d’une bagarre, ou d’une overdose, va faire baisser drastiquement l’espérance de vie de tout son quartier ».

Un centre de santé public NHS dans l'East End, Glasgow. (photo Thomas Halkin/8e étage)
Un centre de santé publique NHS dans l’East End, Glasgow. (photo Thomas Halkin/8e étage)

Néanmoins, l’espérance de vie s’améliore d’année en année. Le NHS enregistre des succès croissants dans son combat contre les maladies cardiaques. « Oui, nous souffrons toujours de problèmes de surpoids, et de dépendance à la cigarette et à l’alcool, mais nous les traitons mieux qu’avant ». Le récent remboursement des frais de consultation adopté en 2011, une mesure «  plus politique que sanitaire », a aussi beaucoup aidé à améliorer la santé des habitants des quartiers pauvres. De plus, selon le Dr Burns, « le gouvernement a été plutôt bon dans la gestion du NHS écossais » qui ne souffre pas encore des travers qui gangrènent les autres NHS du Royaume-Uni. Pour autant, tout n’est pas rose : « Malheureusement, les morts coûtent moins cher à la société que les vivants. Nos coûts de fonctionnement augmentent d’année en année. Je ne sais pas combien de temps nous parviendrons à maintenir le rythme », déplore le médecin.

L’école désaffectée St James Public School dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)
L’école désaffectée St James Public School dans le quartier de Calton, dans le East End, Glasgow (photo Thomas Halkin/8e étage)

LE GOUVERNEMENT ET LES AUTORITÉS LOCALES AU TRAVAIL

Pour autant, le Glasgow « City Council » et le gouvernement écossais ont fait de nombreux efforts ces dernières années pour améliorer leurs stratégies vis-à-vis des questions de logement et de santé. « Au niveau de la ville, ils sont en train de revoir leur politique concernant le problème des sans-abris », explique Steven Mitchell. Certaines lois mises en place au cours de la dernière décennie, comme le « Housing Scotland Act », visent à lutter contre la précarité énergétique et l’exclusion. Par ailleurs, le gouvernement écossais a depuis longtemps reconnu l’importance de facteurs comme la misère sociale ou encore la ruralité.

Le Glasgow Effect n’en reste pas moins un nom qui fait peur. Pourtant, notre enquête nous amène à penser que ce phénomène n’est pas seulement dû à une carence en vitamine D, ou des hivers trop rudes, comme ont pu l’expliquer certains “spécialistes”, mais plutôt à une combinaison de facteurs à la fois sociaux, culturels, environnementaux et historiques. L’histoire de Glasgow est avant tout celle d’une ville fière de son passé qui tente de se réinventer après une transition industrielle difficile. Une ville à deux vitesses que certains quartiers défavorisés tirent vers le bas en matière de santé, un peu plus qu’ailleurs au Royaume-Uni. Une ville où certains habitants tombent parfois dans le piège de l’addiction. Une ville qui reste la capitale économique de l’Écosse. Où certains s’en sortent admirablement et d’autres un peu moins bien…

Benoît Jacquelin & Thomas Halkin

 

UN REPORTAGE BONUS EXCLUSIF

En lisant cet article, vous avez soutenu 8e étage. Pour vous en remercier, nous vous offrons un reportage exclusif pour aller plus loin et continuer à vous faire découvrir le Glasgow Effect. Nous vous emmenons ainsi visiter les locaux de l’association Galgael qui a pour crédo la réinsertion des exclus de la société par le biais des vertus du travail manuel. Complémentaire à l’enquête que vous venez de lire, ce second reportage – qui met l’accent sur les valeurs d’entraides – vous parlera de rédemption. Il se veut la preuve qu’on ne peut pas simplement réduire une ville comme Glasgow à quelques statistiques.

Accédez à ce reportage en cliquant ici

Association Galgael, Glasgow. (photo Thomas Halkin/8e étage)
Association Galgael, Glasgow. (photo Thomas Halkin/8e étage)

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