Baudouin Nach, photographe pour l’ONU, est parti à la rencontre des « gamins perdus de Tripoli », des jeunes dont la société libanaise se soucie peu et que les milices sunnites et alaouites tentent de séduire.

Dommage collatéral du conflit syrien, l’armée libanaise affronte depuis l’été 2014 des djihadistes de l’organisation de l’État islamique (OEI) venus de Syrie. Tout comme l’Arabie Saoudite, ces derniers accusent les autorités libanaises de soutenir le Hezbollah libanais, mouvement politico-militaire chiite qui combat les rebelles syriens aux côtés de Bachar al-Assad depuis le printemps 2013. Pris en étau entre la Syrie et Israël, pays qui lui a déclaré la guerre deux fois au cours de ces quarante dernières années, le Liban joue désormais le rôle de terre d’accueil pour réfugiés.
Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Liban accueillerait 1,8 million de réfugiés syriens pour seulement quatre fois plus d’habitants. Une situation qui exacerbe les tensions économiques au sein d’un petit pays qui lutte pour se reconstruire depuis le conflit israélo-libanais de 2006. Les Libanais accusent notamment les réfugiés syriens de leur voler leur travail. Même si les statistiques manquent cruellement dans ce domaine, il est estimé que le taux de chômage est passé de 11 à 20% dans le pays depuis le début de la crise syrienne. Si les 800 millions de dollars annuels d’aides humanitaires internationales ont permis au pays de générer 1,3% de croissance en 2014, la situation économique du Liban demeure fragile et instable.
Baudouin Nach, que 8e étage avait interviewé en 2014 lors de son retour des Philippines, après le typhon Haiyan, s’est rendu au Liban en décembre dernier. Photographe pour le Programme des Nations unies pour le développement (UNDP), une branche de l’ONU, il a profité de son affectation à Beyrouth pour aller photographier les « gamins perdus » de Tripoli, deuxième ville du Liban. Il a répondu à nos questions depuis New York où il continue de travailler pour l’ONU.
(Cliquez pour naviguer dans la galerie)
Salut Baudouin, quel était ton rôle au sein de l’UNDP à Beyrouth ?
Le Liban accueille près de 40% du nombre total de réfugiés syriens. Ça a beaucoup compliqué la situation libanaise, qui n’était déjà pas simple après la guerre contre Israël. L’UNDP a comme mission d’aider le pays à surmonter ses lacunes en développement et à apaiser les tensions à travers la mise en place de structures comme des systèmes d’irrigation ou des cuisines communautaires, des écoles, etc. Ma mission était de documenter le travail de l’UNDP sur place.
Et pourtant ta série ne montre pas de « système d’irrigation » ou même de travailleur de l’ONU ?
Je n’avais pas l’impression de retranscrire la réalité libanaise à travers les photographies que je réalisais pour l’ONU. Je savais qu’il existait un Liban plus brut, loin des ONG, et j’avais envie de le découvrir.
Comment as-tu atterri dans les quartiers de Bab al-Tabbaneh et Jabal Mohsen à Tripoli où a été réalisée cette série ?
Le Liban est un petit pays que tu peux facilement traverser dans la journée en bus. J’ai profité de mes jours de repos pour quitter Beyrouth et me rendre un peu partout et, à chaque fois, les noms de ces quartiers rivaux de Tripoli revenaient dans la bouche des Libanais. Bab al-Tabbaneh est un quartier sunnite et Jabal Mohsen un quartier alaouite dont les milices des politiciens sont connues pour recruter directement dans la rue, notamment des enfants déscolarisés. C’est comme ça que j’ai décidé de me rendre là-bas.

Peux-tu nous raconter ta rencontre avec ces « gamins perdus » comme tu les appelles ?
Je me baladais et j’ai vu, comme on le voit sur la première photo, des enfants qui escaladaient les murs d’une école en ruine et qui donnaient des coups de marteau sur la façade complètement explosée par des bombes lâchées par le régime israélien dix ans plus tôt. Je suis entré et ils ont tout de suite voulu me montrer tout ce qu’ils savaient faire, comment ils entrainaient les chiots à se battre, leurs couteaux, qu’ils fumaient des clopes, etc.
Déjà aux Philippines tu avais consacré une série photo aux enfants qui erraient dans les rues détruites. En quoi les enfants sont pour toi un bon moyen de raconter un pays ?
Les enfants sont beaucoup plus vrais que les adultes et plus naïfs aussi, dans le bon sens du terme. Ils sont pleins d’espoir pour leur avenir, beaucoup plus que n’importe qui peut l’être pour eux. Ils ne sont pas plaints une seconde alors qu’ils vivent avec la guerre depuis toujours.

Ta série montre des enfants aux comportements d’adultes, armés, qui fument alors qu’ils ont à peine 13 ans, tu as vraiment senti un décalage de maturité ?
Incontestablement. C’est même pas une histoire de clope ou de couteau, c’est leur regard surtout qui est dur comme rarement j’ai pu le voir. Ce sont des gamins livrés à eux-mêmes, avec des règles de conduite radicalement différentes des nôtres. Des gamins dont la société ne se soucie que très peu.
Qu’est-ce qui t’a le plus touché chez eux ?
Je me suis totalement identifié à ces gamins. Si j’étais né là-bas, j’aurais été pote avec eux et j’aurais fumé des clopes à 10 ans dans cette école abandonnée. J’ai voulu montrer à travers cette série que ces gamins ont beau avoir une vie totalement décousue, loin de ce que l’occident considère comme une vie convenable pour des enfants de cet âge, ils ne sont pas malheureux pour autant. Ils ont juste un quotidien qu’on connaît peu, mais qui est celui de centaines de milliers d’enfants dans cette partie du monde.

À ton avis, que vont-ils devenir dans 4-5 ans ?
Ils trouveront du boulot et finiront garagistes, boulangers, ouvriers… Il y a peu de chance qu’ils terminent médecins ou banquiers, mais ils trouveront un job. Même si les chiffres du chômage sont très élevés, tout le monde travaille au Liban. Je n’ai pas vu un seul mendiant. Quelqu’un m’a dit une fois : « tu ne verras jamais un Libanais sans travail, ce n’est pas dans notre mentalité ».
Dernière question : Tu t’es aussi rendu en Irak trois semaines plus tard et pourtant c’est cette série que tu as tenu à proposer à 8e étage, pourquoi le Liban en particulier ?
Parce que le Liban est une victime principale du conflit syrien dont on parle très peu. Aujourd’hui, quand les médias veulent évoquer la situation aux Proche et Moyen-Orient, ils parlent presque uniquement de la Syrie et de l’Irak, à cause de l’organisation de l’État islamique. Pourtant, l’OEI fait aussi des victimes au Liban. Elle en a fait 43 la veille des attentats parisiens du Bataclan. C’était le pire attentat connu par le Liban depuis 1990. J’ai voulu faire découvrir ce pays qui n’a pas connu de réel état de stabilité depuis presque 40 ans et où les habitants vivent pourtant normalement, font la fête et continuent de boire des verres en terrasse.
Très belles photos et très beau témoignage, merci !