Deux ans après le début de la guerre dans l’est de l’Ukraine, la population civile demeure prise entre deux feux. Dans la Donetsk des rebelles prorusses, nous avons suivi le parcours des enfants de l’école n°58 pendant un an. Au programme : fractions mathématiques, bombardements quotidiens et maniement des armes.

DONETSK, MERCREDI 4 MAI 2016
Cinq élèves de Première, souriants, traversent au pas de course le terrain de football situé aux abords de l’école n°58. Dans leur main droite, un pistolet. Dans la gauche, une grenade. La journée de cours touche à sa fin et les étudiants les plus âgés assistent à un cours de « défense, patriotisme et discipline ». Aujourd’hui, les pistolets qu’ils manient ne sont encore que des répliques en bois. Plus tard, ils auront l’occasion de se faire la main sur de vraies armes. Dans l’enceinte de l’école n°58, on ne joue pas à la guerre. On apprend la guerre.
– Ces cours les motiveront peut-être à intégrer les rangs de l’armée une fois leur diplôme en poche, commente leur professeur, Alexej Ivanov.
Il fait un signe de la tête aux garçons. Ces derniers ont remisé leurs uniformes d’écoliers pour des T-shirts à motif camouflage. L’un d’eux entrechoque son arme avec celle de son camarade. Un autre a cueilli un pissenlit dont la tige dépasse maintenant du canon de son arme.
– Comportez-vous comme des garçons de votre âge, les jeunes ! En rang, s’exclame l’enseignant.
Danil, Pavil, Konstantin, Andrey et Artyom s’exécutent.
Quand les rebelles armés de Donetsk ont déclaré la guerre à l’Ukraine, les trois quarts des élèves ont fui. Un grand nombre de leurs voisins du quartier de Kievsky ont suivi le même chemin. Au total, ils sont deux millions à avoir quitté la région du Donbass, où se situe Donetsk.
– Notre quartier est situé à seulement quelques kilomètres de l’aéroport où se déroulent les combats. Toutes les nuits, nous pouvons entendre le fracas des bombes. Nous espérons juste qu’elles ne tomberont pas par ici comme c’était le cas au début de la guerre, commente Artyom Gayvanyok.
– Vous arrivez à fermer l’œil ?
– On s’est habitué aux bombes, lâche Artyom, placide.
Un sourire ambigu flotte sur ses lèvres alors qu’il lance un regard vers ses amis. Avec les rayons de ce soleil de printemps, ils ressemblent à des adultes. Un an durant, nous avons documenté la vie des enseignants et des élèves de l’école n°58 de Donetsk. Voici leur histoire.

LUNDI 4 MAI 2015
C’est lundi, mais les portes de l’école resteront désespérément closes aujourd’hui. Au lieu de donner des cours, les enseignants sont venus déblayer les éclats de verre et les morceaux de toit éparpillés sur le sol. La fenêtre du bureau de la directrice ayant volé en éclat, on l’a remplacée par des bâches en plastique qui ne tiennent en place que grâce à quelques morceaux de scotch. Un coin entier de l’école n’est plus que ruines. Les cimes des arbres de la cour sont endommagées. Le gymnase est hors d’état de fonctionner depuis déjà plusieurs mois. Selon les enseignants, des explosifs sont tombés sur l’école n°58 par cinq fois l’année dernière. Tout compte fait, ils ont eu de la chance. Alors que l’école voisine a perdu l’un de ses professeurs au cours d’une attaque, aucun élève ou enseignant de l’école n°58 n’a été blessé ou tué dans les bombardements.
La directrice, Klaudya Vasilyovna Kharkovskaya, est secouée de tremblements. Un frisson passe sur ses lèvres badigeonnées de rouge. Elle nous envoie balader d’une réplique cinglante :
– C’est la cinquième fois que nous devons nettoyer les éclats de verre qui parsèment la cour parce que ces inhumains d’Ukrainiens nous bombardent. Des inhumains, c’est exactement ce qu’ils sont ! Est-ce donc si difficile à comprendre ? : Nous ne voulons pas être Européens ! Nous voulons notre propre pays !
Elle nous demande de quitter les lieux. Ce que vous écrivez n’aura aucun impact, nous dit-elle. Les bombardements ne cesseront pas pour autant.
Deux mois et demi plus tôt, le 15 février 2015, un accord était signé à Minsk entre les rebelles et l’Ukraine. Selon ses termes, les armes lourdes devaient être retirées de la ligne de front et un cessez-le-feu devait prendre effet. Ce jour de mai n’est que l’un des innombrables exemples qui montrent qu’aucun des deux camps ne respecte l’accord.

MARDI 5 MAI 2015
Il est une heure de l’après-midi passée et il n’y a toujours pas d’élève dans l’enceinte de l’école n°58. La directrice est assise dans son bureau mal éclairé. Seuls quelques rares rayons du soleil de printemps arrivent à percer au travers d’entailles dans la bâche de plastique qui recouvre la fenêtre. Elle n’est pas contente de nous voir.
– Avant la guerre, nous avions 870 élèves. La semaine dernière, il y en avait un peu plus de 200, et ce matin seuls 81 étaient présents. Je les ai renvoyés chez eux à midi. Les bombardements sont plus fréquents l’après-midi, ajoute la directrice Kharkovskaya.
– Pourquoi n’avez-vous pas fermé l’école ?
– Nous avons demandé aux parents s’ils souhaitaient scolariser leurs enfants dans un autre établissement, mais ils ne le veulent pas. Nous sommes l’école la plus proche de chez eux. C’est ici qu’ils veulent envoyer leurs enfants, répond-elle.
Au loin, nous percevons un grondement menaçant qui semble se rapprocher.
– C’est particulièrement bruyant aujourd’hui, fait-elle sèchement remarquer en jetant un regard à la fenêtre recouverte de plastique.
– Nous devons sortir d’ici, disons-nous en lui faisant un signe de la tête pour l’encourager à nous suivre. La directrice Kharkovskaya ne quittera pas son siège.

GUERRE ENTRE CIVILS
Aucune bombe n’aura touché l’école ce jour-là, elle rouvre donc le matin suivant. Quelques jours plus tard, l’OSCE (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) rendra public un rapport relatant les évènements du week-end dernier. Il nous apprendra que le voisinage immédiat a été touché par des tirs d’artillerie tard dans la soirée du 2 mai 2015. Cependant, ils ne peuvent pas déterminer avec certitude la provenance des attaques. Pendant ce temps, les rumeurs vont bon train sur les réseaux sociaux russes. Certains évoquent un conflit interne au sein même des différents bataillons de rebelles. Selon d’autres, l’école aurait été frappée par les « valeurs européennes ».
« Les troupes ukrainiennes observent le cessez-le-feu. Cependant, les forces armées ukrainiennes ont l’ordre de se défendre en cas de réelle mise en danger des vies du personnel. Lorsqu’ils le font, ils utilisent des armes d’un calibre inférieur à 100mm, et ne tirent que sur les positions des militants. Pour ce qui est de l’école n°58 de Donestk, les militants supportés par la Russie ont concentré un grand nombre d’armes lourdes et de personnel dans la forêt de Putilovski, qui est située à moins d’un kilomètre de l’école. C’est de là que les militants ont lancé leur attaque contre les forces ukrainiennes. Par conséquent, en cas de représailles, des tirs de mortiers de 82mm, de lance-grenades et de petites armes — tous autorisés dans le cadre de l’accord de Minsk — risquent de toucher le voisinage de l’école », écrit Aleksey Makukhin, conseiller au ministère de la Défense ukrainien, dans un email à l’intention des journalistes ayant relaté les évènements du 15 août.
Il souligne que l’Ukraine continue d’honorer le cessez-le-feu, et que les Ukrainiens n’ont jamais ouvert le feu avant d’obtenir des informations fiables sur leurs cibles militaires. Malgré cela, les deux camps continuent de toucher des cibles civiles. En janvier 2015, celle qui s’est autoproclamée « République populaire de Donetsk (RPD) » a bombardé un immeuble d’habitation ainsi qu’un marché ouvert de la ville de Marioupol, alors encore sous le contrôle des Ukrainiens. Ce jour-là, 29 civils ont trouvé la mort et près de cent personnes ont été blessées. 19 mois plus tard, les pertes sont moindres, mais des civils continuent d’être tués par des tirs d’obus.

En décembre 2015, après avoir suivi l’actualité de l’école n°58 pendant six mois, nous avons demandé au directeur adjoint de la mission d’observation de l’OSCE, Alexander Hug, de nous expliquer pourquoi les deux camps continuent de pilonner des cibles civiles. Il nous a dessiné une carte de Donetsk et a expliqué de manière pédagogique :
– Les banlieues ouest accueillent les défenses de la ville de la RPD. Quand la RPD ouvre le feu sur la ville ukrainienne de Pisky, elles s’attirent des tirs de riposte. Là où les explosifs tombent dépend du vent, ce qui rend le tout extrêmement imprévisible, explique Hug.
– Existe-t-il un moyen d’éviter ça ?
– Pas pour nous, mais nous expliquons la situation aux deux camps. Les civils ne comprennent pas pourquoi leurs résidences se sont transformées en position de tir ni pourquoi elles sont la cible de l’adversaire. Il ne faudra pas attendre bien longtemps avant qu’ils ne demandent des explications.

MERCREDI 10 JUIN 2015
Donetsk vient de traverser un mois tumultueux, avec beaucoup d’escarmouches et plus de violations du cessez-le-feu qu’à l’habitude. Cependant, l’école n°58 n’a plus été touchée depuis notre première visite.
– Bien sûr que nous avons peur. Pour nos enfants plus que tout, déclare Svetlana Borisovna Derabivya.
Elle est titulaire d’un diplôme en psychologie, mais a accepté un poste de conseillère d’orientation à l’école n°58 à défaut de pouvoir continuer à exercer comme psychologue dans son quartier. Elle met désormais au service des écoliers touchés par la guerre son expertise en psychologie de crise.
– Mon téléphone reste toujours allumé et aussi bien les parents que les grands-parents et les élèves peuvent me joindre à toute heure. Lorsqu’il y a des tirs d’obus sur la ligne de front, le téléphone ne s’arrête jamais de sonner. Je dois réconforter des familles entières, avoue-t-elle.
En classe, il y a quelques jours, elle a demandé à ses élèves de dessiner un arbre puis de le colorier. L’un des élèves de dix ans a peint en noir le ciel, mais aussi l’arbre entier. Seul contraste, deux œufs jaunes à l’extrémité d’une branche. Une hirondelle solitaire s’en approche, une brindille au bec.
– Il a perdu son père dans un accident minier dans lequel cinquante mineurs ont trouvé la mort, un peu plus tôt cette année. Le garçon a traversé une période difficile, mais il va mieux maintenant. Nous tentons de l’accompagner du mieux de nos capacités, raconte Svetlana Derabivya.
Dans un coin de cette pièce très peu décorée, elle entrepose une pile d’ours en peluche, en cas de bombardement.
– Les plus jeunes se calment à la vue des ours en peluche, confie-t-elle.

Tout d’un coup, une explosion retentit à l’extérieur. Les murs tremblent. Encore. Et encore. Svetlana ne montre aucun signe d’inquiétude.
Quelqu’un ouvre la porte. C’est la directrice adjointe de l’école, Irina Ponomarenko.
– Qu’est-ce que vous faites ? Vous n’entendez pas les bombes ?, nous interroge-t-elle d’un air sévère, avant de traverser en toute hâte le hall dans ses chaussures sans talon.
– C’est dangereux de rester ici au quatrième étage. La totalité des élèves est évacuée.
Svetlana s’installe dans son bureau au premier étage de l’école. Elle ouvre des carnets pour y noter les noms des absents du jour, examine des dessins et entame la préparation du jour à venir.
– Vous n’allez pas évacuer le bâtiment ?, demandons-nous.
Elle hausse les épaules.
– Nous restons ici jusqu’à ce que le Département de l’Éducation de la République populaire de Donetsk en décide autrement, nous explique-t-elle, ajoutant qu’il ne s’agit là que de la routine quotidienne.

LUNDI 16 NOVEMBRE 2015
Classe 7A : Six mois plus tôt, il n’y avait que huit étudiants, mais maintenant on en compte 22. Un joyeux mélange de poussée hormonale et de fractions récemment apprises. Les regards volent d’un téléphone à l’autre. Lors d’une pause, nous avons l’opportunité de glisser une question.
– Vous voulez faire quoi quand vous serez grand ?
La réponse la plus sonore est celle de Diana Zakalova, 12 ans:
– Je veux être une soldate.
L’année dernière, elle a tenu une arme pour la première fois. La guerre durait déjà depuis près d’un an et sa famille n’avait pas la moindre chance de partir en vacances. Son père lui a demandé si elle souhaitait rejoindre un camp de jeunesse dans les bois. C’était supposé être réservé aux enfants de soldats mais Diana pouvait envoyer sa candidature si elle le voulait.
– Nous avons passé dix jours dans les bois. Nous avons appris à nous servir de nos armes, nous avons fait des feux de camp, scandé des chants militaires et le soir nous avons dansé, raconte Diana. À son retour du camp, elle a demandé un uniforme militaire pour son anniversaire.
Drrrriiiing.
La sonnerie qui retentit signifie que l’interview est terminée, et qu’il est temps pour notre future soldate de retourner à ses leçons de mathématiques.
Quelques heures plus tard, Diana s’assoit, les jambes ballantes, dans le bureau de sa mère au centre-ville de Donetsk. L’école est finie pour aujourd’hui et sa mère apporte du thé et des biscuits.
– Je veux commencer mon entrainement militaire, lance Diana à sa mère pleine de défiance.
À Donetsk, les enfants âgés de 11 à 17 ans peuvent prendre part à un entrainement militaire en soirée. C’est en revanche réservé aux garçons.
– Je ne sais pas quoi te répondre. Tu n’as pas le temps pour ça à cause de tes devoirs. De plus, ce n’est pas pour les filles, lui explique Yana.
La petite fille de 12 ans la regarde sa mère avec des yeux noirs.
– Même si je suis une fille, je suis tout de même intéressée.
Sa mère préfère en rire.
– Et bien, en voilà une nouvelle. Toi qui t’évanouis à la vue du sang.
– C’est même pas vrai ! Menteuse !, hurle Diana à sa mère.
Cela fait déjà un an que son père a été blessé au combat, touché au bras et à la tête par des éclats de shrapnel. Son bras toujours en bandoulière, il ne peut plus s’exprimer qu’en bégayant.
– Tu te rappelles la première fois que tu as entendu une explosion ?, demandons-nous à Diana.
Elle fait signe que non de la tête et c’est sa mère qui répond pour elle.
– C’était au cours de l’été 2014, alors que nous revenions tout juste de nos vacances d’été sur la côte. Nous avons entendu une terrible explosion et nous sommes réfugiés dans le hall. Tu ne pouvais plus t’arrêter de pleurer. Nous étions protégés des shrapnels, mais pas des roquettes qui auraient pu toucher l’immeuble lui-même. Si ça s’était produit, nous ne serions plus de ce monde, souffle Yana.
Elle continue.
– Nous avons parlé de quitter la ville, mais mon mari a refusé. Et nous ne pourrions pas partir sans lui.
– Combien de temps la guerre va-t-elle durer selon vous ?
– Je pense qu’elle va durer un bon moment. Quatre ou cinq ans, lâche-t-elle.
– Assez longtemps pour que Diana devienne une soldate ?
Yana laisse échapper un rire sans joie et change de sujet.

LUNDI 11 JANVIER 2016
Officiellement, c’est le premier jour d’école après le Noël orthodoxe russe, mais, encore une fois, l’enceinte de l’école n°58 n’abrite pas le moindre élève.
– Tard dans la soirée d’hier, nous avons reçu un message nous disant que le gouvernement a peur qu’une épidémie virale ne se déclenche, par conséquent les vacances de Noël ont été rallongées d’une semaine, nous explique Irina Ponomarenko. Ses cheveux courts ont pris une teinte plus sombre depuis la dernière fois que nous nous sommes croisés. Elle a également vu augmenter le nombre de ses responsabilités au cours de l’année. En effet, l’automne dernier, la directrice est tombée malade, alors Irina Ponomarenko a dû temporairement prendre la tête de cette école ravagée par la guerre.
Les lumières d’un arbre de Noël illuminent le hall vert clair. Entre un homme vêtu d’un crasseux manteau brun.

– J’aimerais souhaiter un joyeux Noël à la directrice, marmonne-t-il.
Elle lui jette un regard las.
– J’ai moi-même été en cours ici. C’était la meilleure école, la meilleure du monde.
– C’est toujours une bonne école, nous accueillons seulement un peu moins d’élèves, ajoute-t-elle.
Maintenant, en janvier, il y a 220 élèves qui poursuivent leur scolarité à l’école. Près de 600 élèves ont fui.
– Vous pensez qu’ils reviendront ?
– Oui, ils reviendront quand il y aura la paix… ou… du moins, c’est ce qu’on espère.
Le claquement des talons hauts de la directrice en titre, Klaudia Kharkovskaya, se fait entendre dans le hall. Elle nous invite, à contrecœur, à la rejoindre dans son bureau.
– En avril, il y a une élection à Donetsk, et les nouvelles autorités pourraient bien rénover les salles de classe. Il reste cependant difficile de savoir si les élections auront réellement lieu, admet-elle.
– Que pensez-vous de la présence militaire, des deux camps, dans la zone ?
– J’espère que nos soldats prendront le contrôle d’une grosse partie de la province de Donetsk. De cette manière, les positions militaires seront plus éloignées de nous. Nous essayons de garder le moral, mais bien sûr que nous avons peur, souffle-t-elle.
Elle se penche et sourit soudainement d’un air satisfait.
– Nous avons ajouté quelques nouvelles matières au programme. Maintenant, les plus jeunes de nos élèves suivent des cours d’idéologie. Quant aux plus âgés, ils reçoivent désormais une formation en stratégie militaire, afin de pouvoir un jour venir grossir les rangs de l’armée de la RPD.

MERCREDI 4 MAI 2016
En net contraste avec l’allure de la plupart des immeubles gouvernementaux de Donestk, l’école n°58 vient d’être rénovée. La peinture est encore fraiche sur les murs. Chaque luminaire a été remplacé, chaque fenêtre réparée. Le gymnase a repris du service. Seule la salle de classe dédiée aux courts d’arts et métiers révèle encore quelques traces des bombardements de l’année dernière.
– Merci la Russie. Car oui, ce sont eux qu’il faut remercier pour cela. Nous avons 250 étudiants à l’heure actuelle, et d’autres arrivent quotidiennement, nous lance la directrice Klaudia Kharkovskaya. Nous la croisons dans le hall, et pour la première fois, elle daigne nous gratifier d’un sourire.
– J’en déduis que vous êtes toujours là, dit-elle.
– Comment allez-vous ?, lui demandons-nous.
– Je ne me sens pas très bien, répond-elle, jetant un regard involontaire vers la canne qui la supporte.
Il y a quelques jours, les élections à Donetsk ont été annulées. Cela n’a rien de très surprenant lorsqu’on sait que les deux camps se livrent à une nouvelle escalade du conflit. Cela faisait plusieurs mois que l’OSCE n’avait pas dénombré un si grand nombre d’armes lourdes et d’escarmouches. La morgue de Donetsk fait état de nouvelles victimes tous les jours. De même que le compte Twitter de l’armée ukrainienne. Des civils aussi périssent lors de ces éprouvantes journées d’avril. Le 27, un tir de roquettes de 122mm a touché un véhicule qui traversait la frontière. Bilan : quatre victimes civiles.
– Comment est-ce que vous envisagez votre futur ?
– Nous devons créer une Novorossiya. Ça doit arriver ! Et aussi vite que possible, dit-elle en s’appuyant sur sa canne, réussissant à avoir l’air à la fois lasse et excitée.
Novorossiya – ou Nouvelle Russie – un terme emprunté à l’époque de l’Empire Russe qui désigne une partie de l’Ukraine située au nord de la mer Noire. Lorsque les rebelles prorusses ont pris le contrôle des villes ukrainiennes et Donetsk et de Louhansk en 2014, ils ont remis le terme au goût du jour — et déclaré qu’ils voulaient se battre pour la création d’une Nouvelle Russie. Cependant, ils ont officiellement renoncé à l’idée en janvier 2015. Depuis lors, ils continuent de se battre au nom de leurs « Républiques » séparées. Pourtant, au sein de l’école n°58, le rêve d’une « Novorossiya » semble rester vivace dans le bureau de la directrice.
Dehors, sur le terrain de football, le professeur Alexey Ivanov se dit impressionné. Les garçons de Première ont réussi à lancer leurs grenades de l’autre côté du terrain herbeux.
– Regarde à quel point ils ont progressé, me dit-il.
– C’est un cours qu’ils adorent.
Après tout juste 40 minutes, tout est déjà terminé. Les adolescents renfilent leurs vestes à la mode et leurs T-shirts de civils.
– Ce n’est pas notre matière favorite, raconte Danil Zavarza, taillé comme une armoire, avec ses cheveux blonds coupés à ras.
– Mais on apprend des choses à propos du patriotisme, ajoute-t-il consciencieusement.
– Est-ce que tu prévois de rentrer dans l’armée après avoir obtenu ton diplôme ?
– Non, nous voulons étudier, dit le garçon.
Le professeur intervient.
– Mais il se peut que vous ne puissiez pas aller à l’université. Dans ce cas-là, vous pouvez toujours intégrer l’armée, lance-t-il.
– Non, je ne compte pas faire ça, répond Danil en leur nom à tous. Il veut étudier la médecine.
– Est-ce que votre but est d’en inciter un maximum à rejoindre l’armée ?, demandons-nous au professeur.
– Non, personnellement ça m’importe peu, mais c’est important pour les Républiques Populaires, assène Alexey Ivanov.
Les écoliers ont finalement le droit de sortir des locaux de l’école. Dans l’air flotte un parfum de pissenlit.

CONTEXTE :
Début avril 2014, des séparatistes prorusses ont pris le contrôle des villes de Donetsk et de Louhansk dans l’est de l’Ukraine et y ont proclamé ce qu’ils appellent des « Républiques du Peuple ». Avant cela, la Russie avait déjà annexé la péninsule de Crimée. Les séparatistes étaient opposés au nouveau gouvernement de Kiev, qui a été appointé à la suite de la révolution Euromaidan de janvier et février 2014. Quelques semaines plus tard, une guerre ouverte éclatait entre les rebelles et les Russes d’un côté, et de l’autre l’Ukraine.
Le premier cessez-le-feu a été signé en septembre 2014, mais il aura fallu attendre le second sommet de Minsk pour qu’il soit respecté, dans une certaine mesure. Selon le cessez-le-feu, les deux parties doivent retirer les armes lourdes en leur possession de la ligne de front. Les rebelles devaient aussi licencier les mercenaires étrangers à leur service, un point des accords qui n’aura été respecté qu’à un moindre degré.
L’OSCE (l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) a récemment publié des rapports indiquant que des armes lourdes se trouvent de nouveau sur la ligne de front et que la fréquence des combats s’intensifie. L’ONU rapporte pour sa part que des écoles et des hôpitaux sont utilisés pour entreposer des armes. Le dernier rapport de l’ONU indique que les trois derniers mois se sont avérés les plus meurtriers depuis août 2015. On dénombre maintenant 9553 morts dans l’est de l’Ukraine entre août 2014 et août 2016, dont près de 200 au cours des deux derniers mois. Quant au nombre de victimes civiles, il ne cesse d’augmenter.
Pingback: S’il est président, il rétablira la peine de fesser, quand d’autre veulent lui botter le cul, pour services rendus. Que la populace est ingrate …! (by keg – 20/01/2017) « Une de keg
Après un voyage tout récent en Ukraine (à Kiev) afin de revoir une amie, je me suis pris d’affection pour ce pays. J’ai été touché par la simplicité de ces gens et leur ouverture à l’autre. Lorsque dans nos villes du nord ouest de l’Europe nous nous irritons de la présence d’un tiers en face de nous dans le train, les Ukrainiens partagent leurs repas et échangent blagues, histoires personnelles et goûts musicaux. Lorsque nous pestons de voir une personne âgée ralentir notre foulée au détour d’une station de métro, il n’est pas rare de voir un jeune ukrainien tenir les lourdes portes en bois du bâtiment pour une dame qui semble porter la ville toute entière sur son dos voûté. Je pourrais continuer longtemps comme cela, mais je m’éloignerais de mon sujet.
La vie à Kiev s’écoule entre emplois officiels et jobs nécessaires, mon amie quant à elle travaille à 4 endroits différents (dont l’un bénévolement). Tout au long de mon séjour j’ai regardé avec intérêt ces milliers de gens comme on en trouve dans toutes les villes du monde. Mais là, en Ukraine, quelque chose en différent.
Au fil des conversations, j’ai finalement compris qu’il s’agissait de leur motivation. Les gens ne travaillent pas seulement pour se préparer une retraite ou s’acheter le dernier écran super LED 200K à image colorisée 5D, mais pour survivre et assurer un avenir meilleur à leurs enfants.
La plupart des jeunes de mon âge (25ans) éduqués sont bien conscient qu’un rapprochement avec l’Europe ne serait pas une bonne chose tout comme il en est de même avec la Russie. Pris entre deux feux, ils n’ont pas de long projets d’avenir ou de rêves. Ces gens sont marqués par les révolutions qu’ils ont menés en vain.
Terriblement pudiques à ce sujet, ils parlent difficilement des épreuves qu’ils ont enduré. Quand ils le font c’est avec un mélange de fierté, de tristesse et d’une sombre honte. La guerre présente ils tentent de l’ignorer. Ce n’est pas la leur! Bien sûr ils parlent de la Russie comme d’un agresseur, mais bon nombre d’entre eux ont de la famille en Russie. De la famille avec laquelle ils ne parlent plus. La propagande médiatique ayant effacé tout jugement critique chez les uns comme les autres.
Fort heureusement les personnes qui m’ont accueillis ne font pas confiance aux médias, ils font pas confiance à grand monde d’ailleurs. Ils craignent la police et méprisent les administrations lentes et corrompues. Que peuvent ils faire? Une énième révolution financée par l’occident qui ne changera rien sinon de revoir la peur, la violence, le sang, la haine et la tristesse dans les yeux de leurs voisins?
Je sais que mon commentaire n’est pas très constructif, mais il me paraissait important de vous livrer ce témoignage comme une nouvelle clé de lecture. On compare souvent les motivations des deux camps comme d’ensembles homogènes. Mais qui parle de ceux qui envoient des jeunes têtes blondes au casse-pipe. Car au final quelle différences entre mes amis de Kiev et ces jeunes gens dont l’article nous raconte l’histoire? La chance de vivre au bon endroit?
Pour moi, ils ne sont en rien différents. Tous aspirent à vivre un paix, mais aucun ne s’ose à y rêvé. De chaque côté de l’Ukraine personne ne voit de solution politique ou diplomatique, car chacun peint l’avenir de la couleur sombre de résignation.