[Jeu de cartes] En Australie, des chercheurs cartographient les massacres d’Aborigènes đź”’

Cette semaine dans [Jeu de cartes], nous tenions Ă  vous faire dĂ©couvrir un travail de mĂ©moire douloureux, mais nĂ©cessaire. En se basant sur des rĂ©cits d’Ă©poque, jugĂ©s fiables, des chercheurs de l’universitĂ© australienne de Newcastle ont rĂ©alisĂ© une carte interactive oĂą sont scrupuleusement rĂ©pertoriĂ©s les dates et emplacements connus de massacres de colons (deux occurrences) et surtout d’Aborigènes (plus de 150 occurrences pour le moment) en Australie. Un travail qui nous rappelle, s’il en Ă©tait besoin, que l’histoire, pas si ancienne, de la colonisation a bien Ă©tĂ© Ă©crite en lettres de sang.

(Photo Flickr/ loloieg)
(Photo Flickr/ loloieg)

Il y a parfois des cartes qui semblent plus importantes que d’autres. Celle d’aujourd’hui traite d’une histoire qu’il convient assurĂ©ment de ne pas laisser tomber dans l’oubli. Des chercheurs de l’universitĂ© australienne de Newcastle ont rĂ©alisĂ© une carte interactive, repĂ©rĂ©e par les Ă©quipes du Guardian, qui indique les emplacements de massacres d’Aborigènes et de colons qui se sont dĂ©roulĂ©s en Australie entre 1780 et 1880.

L’histoire commence le 1er septembre 1794, soit six ans seulement après l’arrivĂ©e de la première flotte anglaise (First Fleet) Ă  Sydney Cove — celle-lĂ  mĂŞme qui avait dĂ©clarĂ© l’Australie colonie britannique. Ce jour-lĂ , Ă  Hawkesbury, dans l’État australien de Nouvelle-Galles-du-Sud, au moins sept aborigènes du clan Bediagal perdaient la vie dans une confrontation avec des colons. Il ne subsiste que peu de dĂ©tails. Nous savons juste que les colons avaient Ă  l’Ă©poque Ă©voquĂ© des reprĂ©sailles en rĂ©ponse Ă  l’agression de l’un des leurs et de son domestique, mais aussi de vols de vĂŞtements.

Comme le prĂ©cisent les chercheurs australiens, il ne s’agissait vraisemblablement pas du premier meurtre d’Aborigène sur le territoire. Selon les Ă©crits de l’historien Peter Turbet, l’une des sources citĂ©es par les chercheurs, il s’agissait nĂ©anmoins du massacre le plus important commis jusqu’alors par les colons. Quoi qu’il en soit, c’est le premier d’une longue lignĂ©e Ă  avoir Ă©tĂ© pris en compte, car jugĂ© assez documentĂ© pour satisfaire les critères stricts des chercheurs, dans le cadre de ce travail.

(Capture d'Ă©cran  c21ch.newcastle.edu)

Les points jaunes reprĂ©sentent les massacres d’Aborigènes par des colons entre 1780 et 1880. Les carrĂ©s bleus reprĂ©sentent les massacres de colons sur la mĂŞme pĂ©riode.
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(Capture d’Ă©cran  c21ch.newcastle.edu)

Avant d’aller plus loin, quelques mots tout de mĂŞme sur les Aborigènes d’Australie. Le terme, qui vient du latin « ab origine », dĂ©signe les premiers ĂŞtres humains connus Ă  avoir peuplĂ© la partie continentale du pays. De nos jours, selon la Haute Cour d’Australie, la plus haute juridiction du pays, il dĂ©signe une personne qui rĂ©pond Ă  trois critères principaux : elle “a des ancĂŞtres aborigènes” ; elle “se considère elle-mĂŞme comme Aborigène” ; et enfin, elle est “reconnue comme telle par sa communautĂ© aborigène”.

Passons maintenant à la carte en question. Un rapide coup d’œil suffira à dissiper les doutes éventuels. Les Aborigènes ont bien plus souvent été victimes de massacres (plus de 150 comptabilisés) que les colons (même si deux instances sont répertoriées).

Par exemple, neuf mois Ă  peine après le massacre que nous Ă©voquions un peu plus haut, des soldats d’un rĂ©giment de Nouvelle-Galles-du-Sud tuaient sept ou huit Aborigènes du mĂŞme clan, et ce Ă  seulement six kilomètres de distance du premier massacre. Ă€ la tĂŞte de ces hommes, le capitaine William Paterson, qui aurait, selon un rĂ©cit de l’Ă©vènement citĂ© par les chercheurs, ordonnĂ© Ă  ses hommes de « conduire les indigènes Ă  bonne distance ; et, dans l’espoir de semer la terreur, d’Ă©riger des gibets dans diffĂ©rents endroits, oĂą les corps de tous ceux qu’ils pourraient tuer devront ĂŞtre suspendus Â». L’histoire Ă©tant Ă©crite par les vainqueurs, faut-il s’étonner que le nom de celui qui deviendra ensuite colonel, puis gouverneur de Galles de Sud, soit passĂ© Ă  la postĂ©ritĂ© comme celui d’un botaniste et explorateur Ă©mĂ©rite de la couronne — une rivière de la vallĂ©e Hunter porte d’ailleurs toujours son nom ?

Comme l’explique le Guardian, au cours de ce siècle les massacres n’auront de cesse de se multiplier. Ă€ noter que les chercheurs n’ont pris en compte que les Ă©vènements oĂą six personnes “relativement sans dĂ©fense” ou plus ont Ă©tĂ© tuĂ©es. Comme l’explique Lyndall Ryan, directrice du DĂ©partement des sciences humaines de l’universitĂ© de Newcastle et chercheuse principale liĂ©e Ă  ce projet, dans les pages du quotidien britannique les près de 4000 morts rĂ©pertoriĂ©es sur la carte sont le fruit d’estimations extrĂŞmement prudentes. Pas question ici de meurtres isolĂ©s et encore moins d’accrochages ou de violences n’ayant pas entraĂ®nĂ© la mort (NDLR, le nombre rĂ©el de victimes se comptant probablement en dizaines, voire centaines, de milliers). C’est d’autant plus vrai qu’afin d’apparaĂ®tre sur la carte, les rĂ©cits de massacres ont Ă©tĂ© corroborĂ©s par plusieurs sources — bien souvent en provenance des colons. Ajoutons enfin qu’en raison de la nature des traditions orales aborigènes, et de la subsĂ©quente absence de traces Ă©crites, ce sont potentiellement de nombreux massacres qui n’ont pas Ă©tĂ© cataloguĂ©s.

On peut tout de mĂŞme espĂ©rer que les travaux des chercheurs australiens permettront de dĂ©poussiĂ©rer un peu l’histoire coloniale d’un pays oĂą elle demeure encore trop souvent mĂ©connue — parfois aussi bien des Aborigènes que du reste de la population. La carte a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©e au public dĂ©but juillet. Les chercheurs invitent maintenant les personnes qui possĂ©deraient des informations sur des massacres rĂ©pertoriĂ©s, ou non, Ă  prendre contact avec eux afin de dresser un tableau encore plus complet de l’histoire. « J’aimerais espĂ©rer qu’au cours des cinq ou dix prochaines annĂ©es, il y aura une acceptation bien plus gĂ©nĂ©ralisĂ©e que ceci fĂ»t une caractĂ©ristique de l’Australie coloniale, et que cela changera la façon dont nous pensons Ă  l’Australie Â», conclut Lyndall Ryan dans les pages du Guardian.

Crucial en Australie, pays oĂą tout au long du siècle dernier des politiques d’assimilation libĂ©rales ont eu pour seul objectif d’Ă©radiquer la culture des Aborigènes, espĂ©rons que ce type de travaux soient rĂ©pliquĂ©s dans de nombreux autres pays ayant Ă©tĂ© Ă  un moment ou un autre sous l’emprise des grands empires coloniaux (empire colonial français en tĂŞte).

Le sujet vous intĂ©resse ? Pour les anglophones, nous vous invitons Ă  consulter l’intĂ©gralitĂ© de la carte interactive (accompagnĂ©e des explications qui vont avec) disponible ici. Avez-vous entendu parler d’initiatives similaires dans d’autres pays ? N’hĂ©sitez pas Ă  nous le faire savoir en commentaire. Bonne lecture.

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