En Inde, le business discret de cheveux humains explose

Ils sont des millions d’hindouistes à se rendre chaque année au temple de Tirumala, au sud-est de l’Inde, pour prier le dieu Venkateswara. Ce que les pèlerins ignorent, c’est que les cheveux qu’ils laisseront en offrande seront revendus par le temple pour finir dans les salons de coiffure les plus branchés de New York ou Paris. Un business qui générerait 350 millions d’euros par an, au nez et à la barbe des croyants.

Les travailleuses démêlent les cheveux qui deviendront des perruques, à la société T. Durai & Co, près de Chennai, Tamil Nadu, Inde. (photo Elena Del Estal/8e étage)
Les travailleuses démêlent les cheveux qui deviendront des perruques, à la société T. Durai & Co, près de Chennai, Tamil Nadu, Inde. (photo Elena Del Estal/8e étage)

Depuis quelque temps, les soucis accablent S. Manjula. Son ulcère d’estomac la fait souffrir, l’empêchant parfois même de dormir. Elle se plaint aussi de l’alcoolisme de son mari et craint pour l’avenir de ses enfants. Toutes ces raisons l’ont poussée à s’en remettre au dieu Venkateswara. Elle s’est donc décidée à partir en pèlerinage, comme elle l’avait déjà fait il y a plusieurs années.

Depuis sa ville de Madras, dans le sud de l’Inde, elle a pris le train avec ses deux enfants pour un voyage de quatre heures. À l’arrivée dans la gare de Tirupati, le flux de voyageurs est incessant. Cette ville de 280 000 habitants de l’État d’Andhra Pradesh accueille le plus grand lieu de pèlerinage du pays. Sur le quai, on distingue facilement les pèlerins fraîchement arrivés de ceux qui sont sur le retour : les premiers portent encore leur longue et belle chevelure, tandis que les seconds ont le crâne entièrement rasé. Plus de 20 millions de visiteurs y viennent chaque année dont une grande partie donne ses cheveux en offrande au dieu Venkateswara.

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De la gare, la suite du chemin est toute tracée. Si certains passent d’abord une première nuit en ville, la destination finale reste le temple de Tirumala, situé sur les hauteurs, à quelques kilomètres. Un flot continu de bus fait l’aller-retour toute la journée. Il faut pouvoir transporter jusqu’au sommet de la colline les 60 à 80 000 personnes qui visitent le temple chaque jour — chiffre qui peut monter jusqu’à 500 000 lors des fêtes annuelles de Brahmotsavam au mois d’octobre. « C’est le deuxième lieu de culte le plus visité au monde, après le Vatican », nous assure fièrement le directeur du temple.

Au sommet, on y découvre une véritable petite ville. Magasins, restaurants, logements, écoles, auberges, et leurs employés qui y vivent en permanence. Après avoir retiré ses sandales, Manjula choisit de se diriger directement vers la longue file d’attente aux portes du « Kalyanakatta », un mot qui signifie « lieu du bonheur ». À l’intérieur, une vingtaine de « coiffeurs » vêtus d’une chasuble bleue et assis en tailleur sont chargés d’accomplir le rituel sur chacune des têtes qui passe devant eux. L’ambiance est moite, la coupe simple et unique : le rasage complet.

(photo Elena Del Estal/8e étage)
(photo Elena Del Estal/8e étage)

L’endroit est ouvert aux pèlerins 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Le temple emploie près de 650 coiffeurs, dont 60 femmes, qui se relaient à intervalles réguliers dans les divers sites habilités pour la tonsure. Plusieurs dizaines de fois par jour, ils répètent les mêmes gestes : verser un peu d’eau sur les cheveux du pèlerin avant de les raser de manière à conserver la chevelure intacte. On y voit beaucoup de femmes, mais aussi des hommes et même des enfants qui ont souvent du mal à retenir leurs larmes malgré la rapidité et la précision des gestes des coiffeurs. « Nous travaillons généralement pendant six heures et nous pouvons nous occuper d’une dizaine de personnes par heure », nous explique Sujeevan, en poste depuis 17 ans.

Âgée de 42 ans, S. Manjula n’en est pas à sa première visite à Tirumala. Pour elle, rendre hommage à Venkateswara est très important. Après tout, il s’agit de l’une des incarnations de Vishnu (NDLR, l’une des principales divinités de la religion hindouiste avec Shiva et Brahma). « Je donne mes cheveux, car c’est ce que j’ai de plus précieux », confie-t-elle. En Inde, tous les enfants se font raser entre l’âge d’un an et de trois ans, une manière d’éliminer les restes indésirables de la vie précédente. Mais ce rituel peut se répéter à l’âge adulte, notamment chez les Tamouls et de manière générale dans le sud du pays. Cette offrande, Manjula l’espère, lui permettra de se débarrasser de ses problèmes de santé et d’assurer un avenir heureux à ses enfants. Comme elle, les pèlerins ont toujours une bonne raison de réaliser cette offrande : la réussite d’un mariage, de bonnes notes à l’école, la santé…

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Après le rasage, le rituel est loin d’être fini. Les pèlerins prennent d’abord un bain pour se purifier, puis recouvrent leur crâne de poudre de curcuma, censée apaiser la peau. Ils peuvent alors prendre leur place dans l’interminable file d’attente pour rendre hommage au dieu et lui présenter leur crâne chauve. Ils lui offrent également le peu d’argent qu’ils ont, ainsi que des fruits et du « laddu », une boule sucrée à base de farine de pois chiche et de sucre.

Pendant ce temps, le « coiffeur » a attaché la chevelure avant de la déposer dans un des grands conteneurs bleus disposés dans la salle. En l’espace d’une journée, le temple aura récolté près d’une tonne de cheveux. Pourtant, ce qu’aucun des pèlerins ne semble savoir c’est qu’ils seront bientôt expédiés aux quatre coins du monde, et qu’ils rapporteront beaucoup d’argent. Transformés en perruques et en extensions, ils se retrouveront bientôt dans les salons de coiffure les plus chics de Paris, New York, ou même Johannesburg.

Après le rasage, les hindouistes s'enduisent le crâne de curcuma. (photo Elena Del Estal/8e étage)
Après le rasage, les hindouistes s’enduisent le crâne de curcuma. (photo Elena Del Estal/8e étage)

Pendant des siècles, ils n’avaient pourtant jamais rien rapporté. Ils étaient tout simplement brûlés. Il aura fallu attendre les années 1960 pour que des hommes d’affaires locaux se rendent compte de leur potentiel commercial et commencent à se fournir en cheveux auprès de Tirumala. Petit à petit, l’activité s’est professionnalisée. En 2011, le temple a mis en place des enchères en ligne au cours desquelles les cheveux sont vendus par lots, en fonction de leur qualité et de leur longueur.

Aujourd’hui, ils génèrent près de 25 millions d’euros par an. Une somme conséquente qui vient s’ajouter aux dons des pèlerins et aux revenus de différents investissements pour venir gonfler un budget annuel d’environ 300 millions d’euros. L’argent ainsi récolté permet non seulement de faire fonctionner 42 temples dans la région, des écoles et des centres médicaux, mais aussi d’employer près de 14 000 personnes. Le temple est d’ailleurs organisé comme une entreprise, en témoignent ses immenses locaux administratifs en ville.

Une famille pose pour un portrait après que les deux parents ont rasé leur tête au temple Thiruthani Murugan, Inde.  (photo Elena Del Estal/8e étage)
Une famille pose pour un portrait après que les deux parents ont rasé leur tête au temple Thiruthani Murugan, Inde.
(photo Elena Del Estal/8e étage)

Les conteneurs remplis de cheveux de Tirumala, mais aussi de nombreux autres petits temples de la région, sont ensuite acheminés chez les grands négociants du pays, presque tous situés à Madras. C’est là que se trouve l’entrepôt d’E.N. Thambi Durai. Ce quinquagénaire affable est un notable de la ville. Homme d’affaires aux multiples casquettes — exportation de boutons, édition de journaux, importation d’accessoires de mode, restauration —, il est également depuis 30 ans l’un des principaux acteurs du commerce des cheveux.

Ses entrepôts sont situés en périphérie de la ville. Partout, des caisses bleues remplies de cheveux y sont empilées les unes sur les autres. Une quinzaine d’ouvrières s’occupent soigneusement de cette matière première si particulière.

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Elles commencent par retirer les petits cheveux et les classer selon leur variété et leur longueur. Ceux de la catégorie « remy » sont les plus prisés et les plus chers, car ils proviennent de la tête d’une seule femme, avec les racines d’un côté et les pointes de l’autre. Les cheveux sont ensuite lavés et brossés. De la même manière que lorsqu’une personne se brosse les cheveux, certains cheveux s’en détachent et sont alors rassemblés pour former les « non remy », la catégorie de prix inférieure. Vient ensuite dans certains cas la dernière étape de teinture, voire de frisure. Quant aux cheveux gris et aux petits cheveux d’hommes, ils ne sont pas non plus perdus, car on en extrait la cystéine, un acide aminé utilisé par l’industrie pharmaceutique et l’industrie alimentaire. Ils sont aussi utilisés pour tester des shampooings.

Le commerce du cheveu naturel ne fait pas seulement vivre les temples et les grands exportateurs. Des centaines de petits commerçants parcourent les salons de coiffure et les boutiques de barbiers pour y collecter des cheveux et les revendre. Avec 80 % des parts de marché, l’Inde est aujourd’hui le leader incontesté d’un secteur qui rapporte au pays plus de 350 millions d’euros par an.

AL Kishore Kumar, propriétaire de Human Hair Industries, pose pour un portrait dans son magasin de Chennai, Tamil Nadu, Inde. (photo Elena Del Estal/8e étage)
AL Kishore Kumar, propriétaire de Human Hair Industries, pose pour un portrait dans son magasin de Chennai, Tamil Nadu, Inde.
(photo Elena Del Estal/8e étage)

Les douze derniers mois ont toutefois été difficiles pour l’entreprise de Durai, qui a connu une forte diminution de son carnet de commandes. Une évolution due en partie à la concurrence de la Chine. Durai se dit toutefois confiant : son activité récupérera. « Les cheveux des femmes indiennes sont très appréciés dans le monde, car ils sont naturels et peu traités à l’aide de produits chimiques », explique-t-il. « Ce sont des cheveux doux qui plaisent au consommateur européen. »

Il faudra quelques semaines aux cheveux récoltés pour arriver dans les salons de coiffure européens. Une perruque de cheveux longs y sera vendue autour de 1 500 euros. La matière première, elle, aura rapporté moins de 500 euros la tonne au temple de Tirumala. En passant simplement de la tête d’une femme indienne à celle d’une Européenne, la valeur ajoutée aura été immense. Le tout sans que la donatrice d’origine n’en sache rien.

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