L’Espagne fait partie des pays européens les plus touchés par la crise économique de 2008. Comme aux États-Unis, les emprunts à risque, plus connus sous le nom de « subprimes », ont provoqué l’endettement de milliers de ménages, les menaçant souvent d’expulsion. Pour les aider, une plate-forme s’est mise en place dans les quartiers espagnols, et reste plus que jamais active.

(photo Camille Jourdan/8e étage | Graphisme Kadington)
Ce matin, plaza de la Montañeta, où est né le mouvement 15-M d’Alicante, certaines personnes viennent pour la première fois. Paco, veste en jean et mégaphone à la main, les invite à se présenter aux autres. Il y a d’abord Pila, puis Abu, et Toleo. Il y a aussi Juan, qui peine à s’exprimer et essuie ses larmes : on a mis à la porte ce père de deux enfants, qu’on lui a retirés également. « Dans quel pays vivons-nous ? », s’indigne une dame aux cheveux bleus, qui lui tient le bras et l’aide à expliquer sa situation. « L’administration ne fait rien, nous devons nous bouger ! », s’exclame-t-elle. « ¡ No estás solo ! » (« Tu n’es pas seul ! »), répondent en chœur la trentaine de personnes maintenant rassemblées devant lui.
Chaque semaine, de nouveaux visages remplissent les rangs des réunions publiques de la plate-forme des « affectés de l’hypothèque » (PAH), à Alicante, à Madrid, et dans les quatre coins de l’Espagne. « Il y a de plus en plus de monde », déplore l’une des bénévoles, qui vient plaza de la Montañeta depuis 2011.
Dans cette ville du sud-est de l’Espagne, les bénévoles de la PAH se réunissent chaque dimanche depuis quatre ans pour aider les victimes d’un système bancaire qui a montré ses limites : dépassés par le montant des prêts immobiliers qu’ils ont à rembourser, de nombreux Espagnols se retrouvent menacés d’expulsion de leur logement. Sur les t-shirts verts que portent certains se dessine un panneau octogonal, assorti de la formule « STOP DESAHUCIOS », « Stop aux expulsions ». Dans tout le pays, la plate-forme a déployé ses antennes pour fournir des conseils, négocier les contrats avec les banques, et avant tout apporter un soutien à des personnes qui ont peur de se retrouver à la rue.

Des subprimes à l’espagnole
« ¡ Sí se puede ! » (« C’est possible ! »). On le répète, on le chante, on le crie pour ne pas l’oublier. Le slogan de l’association, utilisé également par le parti de gauche Podemos, clôture bien souvent les prises de parole des réunions de la PAH. Mais la plate-forme souhaite garder son indépendance vis-à-vis des partis : « La PAH est née il y a six ans, comme une initiative citoyenne pour conquérir le droit au logement […] Par conséquent, la PAH est née avec une conscience collective, politique et non partisane », rappelle l’organisation sur son site.
C’est en effet en 2009 que se crée « Stop desahucios », à l’heure où l’économie mondiale subit la crise économique née aux États-Unis quelques mois auparavant. Mais les prêts immobiliers à risques qui l’ont provoquée ne se sont pas cantonnés aux tristement célèbres « subprimes » américains ; de l’autre côté des Pyrénées, les banques espagnoles aussi ont allègrement distribué ces emprunts empoisonnés.
Entre le milieu des années 1990 et 2007, des milliers de ménages, dont de nombreux immigrés, ont contracté des prêts pour acheter une maison ou un appartement. À l’origine déjà perçu par la société comme un passage obligé, l’accès à la propriété en Espagne était durant ces années-là encouragé par la politique gouvernementale, grâce notamment à des avantages fiscaux. Mais à quel prix acquérir son petit 3 pièces lorsque l’on gagne parfois moins que l’équivalent du SMIC ? En empruntant des sommes considérables, sur un marché où le coût du logement est alors exorbitant, et en remboursant pendant 40 ou 50 ans des mensualités susceptibles d’augmenter en raison de taux variables. C’est en tout cas la solution qu’avaient trouvée les banques, faisant gonfler la bulle immobilière.

Cette bombe à retardement a explosé en 2007, et l’on continue d’en déplorer les victimes. Certaines n’ont d’ailleurs pas survécu à l’impact, préférant se suicider plutôt que rendre leur logement. D’autres peinent toujours à sortir des débris ; ce sont eux qui font appel à la PAH. Car lorsque l’on se retrouve avec un crédit de plusieurs milliers d’euros sur le dos, et des intérêts qui ne cessent de grimper, le tout dans un pays où l’on gèle les salaires et où la courbe du chômage pique vers le haut depuis 2007 (il était de 23 % en mars 2015), difficile de sortir ne serait-ce que 100 euros par mois pour rester sous son toit.
Et quand on ne peut plus payer son loyer ou son emprunt, c’est son logement que l’on perd. Dans le cadre d’un prêt hypothécaire, la maison ou l’appartement en question est même donné en garantie : la banque a donc le droit de les saisir pour les revendre aux enchères. En 2013, selon la Banque d’Espagne, près de 50 000 familles ont dû abandonner leur logement. Pour plus de 38 000 d’entre elles, il s’agissait de leur demeure principale. Et dans 2 000 cas, ces maisons étaient encore occupées au moment de l’expulsion.
Le maître mot : solidarité
Certains « affectés » ne découvrent la plate-forme que maintenant. D’autres viennent depuis plusieurs mois, voire années. Elena et Juan assistent aux réunions dans le centre social au sud de Madrid depuis deux mois ; Rosaria va à Alicante depuis neuf mois, Rene depuis un an. Heureusement pour certains, la situation s’arrange : à Alicante ce matin, on applaudit Sonia et son époux, parents de deux petites filles. Depuis quelques jours, ils se sentent « libérés » : ils viennent de signer un accord avec leur banque, après trois ans de négociations. Dans le mégaphone, Sonia retrace avec émotion leur parcours du combattant : une dette de départ de 110 000 euros, elle et son mari qui se retrouvent sans travail et menacés d’expulsion, et ses parents, qui s’étaient portés caution, privés de leur pension de retraite. Elle rappelle aussi ces 94 jours où son époux est resté enchaîné devant la banque, aidé par les membres de la PAH : « Nous avons tout eu : le vent, le froid, la pluie… ». Les banques leur avaient fait plusieurs propositions, jamais satisfaisantes, jusqu’à la dernière, qu’ils ont acceptée : ils n’auront plus à payer tant qu’ils n’auront pas retrouvé un emploi.

« Avec la lutte, la pression, on obtient des choses », conclut Sonia. « La PAH est une plate-forme d’aide, de lutte, et surtout de solidarité », résume un bénévole dans le mégaphone. Chaque semaine, à Madrid comme à Alicante, il semble bon de rappeler les principes de l’association, ne serait-ce que pour les nouveaux venus. Et la solidarité apparaît comme un maître mot. « La plupart de ceux qui aident sont d’anciens affectés par l’hypothèque », note un bénévole, lui-même endetté. « Les affectés d’aujourd’hui seront les militants de demain. Enfin, on espère… », ajoute-t-il, un doute dans la voix. Sonia et son mari, eux, sont décidés : ils reviendront chaque dimanche.

À côté de ces anciens « afectados », il y a aussi ceux qui font ça de manière totalement désintéressée, à l’image de Maite, à Alicante, ou d’Alejandro, avocat à Almeria. Lui a déjà certaines connaissances en droit, qui peuvent l’aider à traiter son dossier. Les autres se forment sur le tas : au fil des mois et des années, ils tentent de maîtriser les rouages des négociations avec les banques. « On apprend au fur et à mesure, mais ce ne sont jamais les mêmes cas, décrit Paco, ça dépend de plein de choses, des banques notamment. » Chaque militant est donc généralement affecté à une banque en particulier : la BBVA, Santander, la Caixa… Puis des groupes de travail étudient les dossiers qu’on leur apporte : à combien s’élève la dette ? Que vaut la maison ? Qui s’est porté garant ? « Nous sommes aussi là pour rassurer ces gens qui pensent qu’ils vont perdre leur maison », précise Paco. La PAH leur donne aussi des conseils : comment peuvent-ils obtenir une aide juridique ? Où déposer son dossier de demande de logement social ? À Madrid, c’est en chœur que les habitués donnent les réponses, à force d’écouter.
Vient ensuite le moment des négociations. « Quand tu vas voir ta banque avec quelqu’un de la PAH, les banquiers sont beaucoup plus attentifs », observe un affecté. L’association s’est construit une réputation. Et chaque semaine, des dizaines de personnes reviennent. Contrat d’hypothèque, lettres des banques et bulletins de salaire sous le bras, ils tentent de trouver une solution à leur problème, grâce à ceux qui ont souvent connu leur calvaire.

Une alternative à une législation abusive
Cet élan de solidarité, s’il fait suite à celui des Indignés, repose sur la prise de conscience d’une situation injuste. « Ils nous ont trompés, ils nous ont volés ! », proteste une bénévole. L’Espagne a en effet été condamnée par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) à deux reprises, dont une fois après avoir modifié sa législation. « La loi espagnole ne protège pas les citoyens contre les clauses abusives », déclarait la Cour en mars 2013. Un an et demi plus tard, elle dénonce la « violation de droits fondamentaux des personnes », notamment celui du logement. Même s’il existe des logements sociaux, des centaines de bâtiments demeurent vides alors que des milliers de personnes sont menacés d’expulsion ou mis dehors.
Les banques, quant à elles, profitent de cette législation trop souple. On ne compte plus les emprunts accordés à des ménages non solvables, sous des conditions que ceux-ci ne pourront clairement pas respecter (intérêts et mensualités trop élevées, sur une période trop longue). Et quand il s’agit de saisir le bien immobilier en question, les banques s’arrangent pour les acquérir via leurs filières immobilières, pour parfois 50 % de leur valeur. Or la « dation en paiement » ne se pratique quasiment pas en Espagne : même lorsque la maison du débiteur est vendue, la dette ne s’efface pas. Les banques obtiennent donc le beurre, et l’argent du beurre : ce qu’ils gagnent en achetant le bien, et ce que leur client doit rembourser.
Depuis six ans, la PAH tente de faire évoluer cette législation à coups de pressions médiatiques et de manifestations. Elle a fait voter une initiative législative populaire, qui a récolté pas moins de 1,5 million de signatures. Elle réclamait notamment la mise en place de la dation en paiement. Mais si le Parlement catalan l’a adoptée à l’unanimité, le Parti populaire, majoritaire au Parlement national, l’a rejetée. Elle est actuellement examinée par le tribunal constitutionnel, et donc en suspens.

« ¡ Sí se puede ! », continuent de scander des centaines de personnes à Alicante, Madrid, Almería ou Barcelone. Cette année, elles pourront exprimer leur mécontentement dans les urnes. D’abord le 24 mai pour les élections municipales et des autonomies, puis à partir du 20 novembre pour les élections générales (législatives). Tous les partis se sont emparés du thème du logement, mais rien ne garantit qu’ils convaincront les électeurs. Beaucoup doutent du système politique classique : « C’est nous qui devons faire la loi, celle de la justice sociale ». Ils restent motivés. Du moins la plupart. Lors d’une manifestation à Madrid il y a quelques semaines, ils n’étaient qu’une poignée devant la banque. Pourtant c’est grâce à la PAH que Minerva et Ariana, les filles de Sonia, dormiront au chaud. « C’est grâce à la PAH », répète Rosaria, en pleurs, qu’elle pourra garder son appartement. C’est grâce à ceux qui ont mis l’écusson « Stop desahucios », et surtout qui l’ont gardé.
Bonjour Camille,
Mon frère vit ce drame. Après 4 ans de galère et de petits boulots, cet ancien agent immobilier vient tout juste de retrouver du travail à 1000 km de son habitation. De toute façon, il est menacé d’expulsion, et ma mère, retraitée, aussi, puisqu’elle s’était portée caution! Merci d’avoir si bien expliqué le mécanisme implacable qui étrangle des milliers d’Espagnols.